Trois hommes dans un bateau (sans oublier le chien)

Certaines personnes sont persuadées que pour faire un bon pêcheur, il suffit de savoir mentir avec aisance et sans rougir. Mais c'est une erreur. Il ne sert à rien d'inventer des exploits de toutes pièces. N'importe quel débutant y parvient sans difficulté. Le pêcheur expérimenté , lui, se reconnaît au souci du détail vraisemblable, de la petite touche d'authenticité ; il vous raconte son histoire d'un air grave, presque pontifiant, qui doit vous convaincre que pour rien au monde il ne s'écarterait de la vérité stricte.........

Le lendemain, je me réveillai à six heures. Georges aussi était réveillé. Nous nous retournions dans tous les sens pour essayer de nous rendormir, mais sans succès. Si, pour une raison ou pour une autre, nous avions été obligés de nous lever à l'instant même, nul doute que nous aurions aussitôt replongé dans le sommeil jusqu'à dix heures. Mais, comme rien de nous contraignait à être debout avant au moins deux heures, qu'il était même tout à fait absurde de nous lever à cette heure-ci, il nous apparut avec évidence, conformément à l'esprit de contradiction qui règne généralement en ce bas monde, que rester cinq minutes de plus en position allongée signifierait notre mort à tous deux.

A entendre et/ou à lire le chapitre 3 du livre de Jerome K. Jerome : " COMMENT MON ONCLE PODGER ACCROCHAIT UN TABLEAU"...
Passage lu au cours de l'émission La Grande librairie au Théâtre du Rond Point par Denis Podalydès
A voir en streaming : http://www.france5.fr/la-grande-librairie/?page=videos&id_article=5951 (repère : 1h20 de la vidéo)
ou...
A livre : http://www.ebooksgratuits.com/html/jerome_trois_hommes_bateau.html
C'est SUCCULENT !!!

J'aime voir ramer un vieux marin, surtout quand il est payé à l'heure pour le faire. Il y a dans ses gestes quelque chose de si merveilleusement calme, de si placide, de si reposant... Il est si étranger à cette hâte frénétique, à cette compétition véhémente qui deviennent un peu plus chaque jour le fléau du XIX° siècle. Le vieux marin, lui, ne fera jamais le moindre effort pour dépasser un autre bateau. Et si un autre bateau le dépasse, peu lui importe, il n'en conçoit aucune irritation. D'ailleurs, tous les bateaux qui vont dans la même direction que lui le dépassent systématiquement. Certains en seraient contrariés, furieux même, mais pas le vieux marin payé à l'heure : sa sublime équanimité nous enseigne à délaisser l'ambition et l'arrogance.

La vie est une longue épreuve et l'homme est fait pour l'adversité comme l'étincelle pour jaillir.

Quand je rencontre un chat, je lui dis :"Bonjour mon minet, ça va?" et je me penche pour le gratter derrière les oreilles. Le chat dresse alors sa queue toute droite, fait le dos rond et s'essuie le nez contre mon pantalon. Tout se passe sans heurt, le plus gentiment, le plus tranquillement du monde. Mais quand c'est Montmorency qui rencontre un chat, la rue tout entière est aussitôt au courant. En dix secondes, il se prononce plus de gros mots que n'en emploierait en toute une vie - à condition d'être économe - un citoyen respectable du modèle le plus courant.
Remarquez que je n'en veux pas au chien (je me contente en général de lui donner des coups sur la tête ou de lui jeter des pierres) car je sais que c'est dans sa nature. La malfaisance congénitale du fox-terrier est environ quatre fois supérieure à celle des autres chiens. Il faudra des années et des années de patience et d'efforts aux chrétiens que nous sommes pour parvenir à amender d'une manière significative la nature fondamentalement querelleuse du fox-terrier moyen.

Ainsi va la vie : tel le fruit que l'on cueille et qui finira dans le pot de confiture, nous ne pouvons échapper à notre destin.

Pour le petit déjeuner, George proposa d'emporter des oeufs, du thé, du pain, du beurre et de la confiture. A midi, il suggérait que nous mangions des biscuits, de la viande froide, du pain, de beurre, de la confiture, mais surtout pas de fromage! Le fromage, tout comme le pétrole, se montre volontiers envahissant. Il veut le bateau pour lui tout seul, s'insinue parmi les autres aliments et leur donne à tous un goût de fromage. Impossible alors de distinguer la tarte aux pommes, de la saucisse de veau ou des fraises à la crème. Tout semble n'être que fromage. Le fromage et son odeur ne vous quittent plus jamais.

Combien de nos semblables s'embarquent pour ce périple - le long fleuve de la vie - en chargeant tellement leur bateau qu'ils risquent à tout moment de sombrer sous le poids de toutes ces choses stupides qui leur semblent essentielles au plaisir et au confort du voyage mais ne constituent en fait qu'un bric-à-brac inutile.

Lorsque Montmorency commença à vivre à mes crochets, il me sembla tout d'abord que son passage sur terre serait de courte durée. Quand il levait son regard vers le mien je l'observais en songeant :"Ce chien ne vivra guère longtemps. Bientôt un char céleste l'emportera vers la lumière divine, c'est tout ce qui peut lui arriver".
Mais après avoir dû payer une douzaine de poulets qu'il avait égorgés, après l'avoir arraché par la peau du cou, grognant et se débattant comme un diable, à environ cent quatorze combats de rue, après qu'une mégère courroucée m'eut mis sous le nez le cadavre de son chat en me traitant d'assassin, après que l'homme qui habite deux maisons plus loin m'eut traîné en justice en m'accusant d'avoir laissé errer un chien féroce qui, pendant plus de deux heures par une nuit glaciale, l'avait empêché de sortir de la remise où il s'était réfugié, après avoir enfin appris que le jardinier, sans que je m'en doute le moins du monde, avant gagné trente shillings en le faisant participer à un concours qui consistait pour chacun des chiens en compétition à tuer le plus grand nombre de rats en un minimum de temps, après tout cela, donc, je me pris à penser qu'en définitive, il se pouvait bien que le passage de Montmorency sur terre se prolongeât un peu plus longtemps que je ne l'avais prévu.