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Critique de karineln


Il est difficile d'écrire sur un livre lorsqu'on est ému. Il est difficile d'écrire une émotion, décrire une musique...
Peut-être est-ce le mot clé : musique. Ce roman déroule sa mélodie encore en moi à cet instant. Bien sûr il s'agit d'Erik Satie : point d'originalité à entendre un piano résonner au loin. Mais bien plus que cela, ce premier ouvrage réussit magistralement à transmettre dans le rythme d'un phrasé, dans l'emboîtement et la joliesse des mots : la lenteur et la douceur d'une composition, l'écriture d'une partition dans la succession de notes, de tonalités et de silences…Les suspensions de temps, les répétitions d'idées, les ruminations malades, et la mélancolie tour à tour douce et sombre d'un génie douloureux…Tout cela dans une orchestration originale et légère, inédite, et d'autant plus surprenante qu'elle délivre dans ces portées le tragique d'une existence, de l'existence.
Il y a dès le début cette scène d'enfance où Erik entend, « I heard something » : il entend le souffle qui cesse, le souffle de vie qui s'estompe ou le souffle de la mort qui emporte. Il entend le silence de la fracture, de ce qui troue à jamais, de ce qui cesse, le vide.
« Il ne fait pas froid, mais Diane a disparu et avec elle tout ce présent qu'on ne voyait pas et qui réunissait la totalité du monde… ».
Impossible de ne pas relier la mort, ses blancs ou ses noirs, son retrait qui aspire et creuse l'absence aux silences ponctués dans la musique de Satie…Toutes ces saccades, ces arrêts prolongés, ces instants d'apnée de la note tenue…Ainsi toute la noirceur de la tristesse introjectée par ces deuils précoces empoisonnera petit à petit sa vie et dans un même mouvement nourrira son oeuvre.
« Difficile de ne pas devenir fou, à force de collectionner les absences. »
On vacille en funambule entre détresse envahissante et sursaut créatif, frêle frontière entre les deux que la douleur rassemble.
Il y a la beauté et l'élégance de cet homme qui ne pourra jamais faire autrement que d'aller vers son libre soi tout en taisant son mal-être. Il préfère la solitude aux semblants ; il se drapera dans cette solitude armurière jusqu'à en crever en aiguisant toujours sa conscience sur la vie et le réel, pour lesquels il n'est pas adapté peut-être…pas si simple. « le quotidien l'éprouve, le harasse. le réel est terrifiant, il revient le hanter, un vrai boomerang…Partout s'accumulent des obligations, des politesses, des contraintes, du paraître et des justifications. (…) Etre un homme, une femme, un citoyen, une personnalité ou un parvenu qu'importe, il faut être, et de préférence pliable, rangeable, étiquetable. Alors Satie se force. Mais il ronge son absence comme un frein, il la reporte, la mâchouille et quand il n'en peut plus, il pique une colère sur tous les prétextes possible, histoire de créer un endroit imperméable où les autres n'ont plus du tout envie de venir le chercher ».
Avec l'humour en politesse des plus grands, et même si son malaise le trahit, il pensera préserver une amitié plutôt qu'étaler les viscères d'un désespoir. Avec une maladresse toute poétique, excessive ou absurde, persiste cette difficulté de s'inscrire au milieu des autres en respectant qui l'on est, de fuir un lien qui étouffe et alors sombrer de n'être plus regardé ou écouté…
Il y a l'éloge de l'ennui…Comme cette ballade sur la plage dans l'écoute attentive des nuances des pas qui crissent sur le sable, la basse du ressac, les respirations de l'écume : « il enfilait de l'ennui à l'ennui. Et maintenant l'ennui était plus chargé que l'océan ». L'ennui, le vide, la lenteur et dans ce paysage côtier, une main gauche qui accompagne une main droite dans la composition d'une sarabande.
Il y a tous ces mots magnifiques sur la difficulté de vivre qui tord : « Où en sommes-nous chacun, de ce qui fait une vie ? Qu'a-ton appris de tous les bruyants bavardages dont nous recouvrons nos malaises d'être là, vides et visibles, mon Dieu tout ce vide…A qui la donner pour ne plus l'affronter, cette perplexité d'être soi, être soi d'accord, mais qui ? Il est impossible de se ressembler. Un matin, quelque chose se stabilise et une rue plus loin, on a changé de caractère ou de colère. Il n'y a pas de mots pour dire ces variations silencieuses ». Pas de mots peut-être mais des notes, des clés, un piano…Une musique, de celles qui nous accompagnent et qui nous rappellent que nous sommes vivants même dans la tourmente et le chagrin. Qu'un homme avait compris cela et nous a offert quelques notes de musique et de se sentir moins seul alors quand la tristesse d'une mélodie nous autorise à entendre, accueillir la nôtre de tristesse, et à la déposer dans la consonance de ce partage.
Erik Satie et Stéphanie Kalfon nous rappellent un essentiel : la préciosité de notre singularité et que chacun a sa partition à jouer. « Tous, nous avons tous une signature de vie. C'est elle qui vous rend singulier, à cause d'elle que les choses arrivent d'une certaine manière, et se répètent ou se déroulent selon une musique spéciale, identifiable, différente. Dès ses premières années, comme tout le monde, et tout en l'ignorant, Satie était entré dans sa tonalité ».
Le drame est dans l'ignorance de soi, de sa couleur, la mésestime laquelle dans un engrenage cruel pousse à l'isolement, et l'oubli de soi pour soi et par les autres…
Alors ce soir je remercie Stéphanie Kalfon : qu'elle n'ignore jamais la beauté de sa tonalité, de son unicité dans ce talent d'écriture, si remarquable, dans la poésie et la grâce de ce premier roman tellement intelligent… avec lequel en plus des mots elle nous donne à entendre une musique, une vie, les battements d'un coeur créateur.
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