AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Malaura


Si on vous dit « Epépé étété, malétété ébébé », que répondez-vous ?... Ça vous laisse pantois ? Vous ne comprenez pas ?...Faisons une autre tentative : « Etyétyé pépépé » peut-être ?...toujours pas ?
Imaginez alors que partout autour de vous, dans une ville immense et inconnue, tout le monde parle cet obscur langage, que vous n'arrivez pas à en saisir la moindre bribe et que toutes vos tentatives pour vous faire comprendre déchoient lamentablement comme pierre échouant à se faire ricochet ? Un tantinet inquiétant, non ?
Voilà pourtant ce qui arrive au pauvre Budaï, le héros malchanceux d'«Epépé », ce petit chef-d'oeuvre de littérature hongroise écrit dans les années 1970 que les éditions Zulma ont eu la riche idée de rééditer. Son auteur, l'écrivain hongrois Ferenc Karinthy (1921-1992), fait vivre à son personnage une aventure totalement surréaliste, ahurissante, tragi-comique, le projetant dans un environnement où, malgré toute sa sagacité, son ingéniosité et son érudition, le pauvre homme a bien du mal à conserver la droiture, la pondération et la stabilité d'esprit qui caractérisaient jusqu'alors son existence.

Budaï n'aurait jamais dû s'endormir dans l'avion pour Helsinki où cet éminent universitaire se rendait pour participer à un congrès de linguistes. A son réveil, croyant être arrivé à destination, l'esprit encore brumeux, il grimpe dans un autobus et débarque en centre-ville mais est étonné de ne pas reconnaître la capitale finlandaise où il s'est déjà rendu par le passé.
Las, ce n'est que le début d'une longue plongée dans l'inconnu aux airs de mauvais rêves !
Une petite trousse de toilettes et quelques billets de monnaie locale, voilà désormais les seules possessions de Budaï pour tenter de survivre dans cette jungle urbaine où personne ne lui prête attention.
Autour de lui, une foule compacte et hétéroclite parlant une langue que ce linguiste émérite n'arrive pas à reconnaître… Pourtant, dans le cadre de son métier, il aborde régulièrement les langages les plus divers, des grandes langues universelles jusqu'aux langues mortes et même les dialectes et les idiomes les plus rares. Sa spécialité est l'étymologie, autant dire qu'il a un sens linguistique des plus aiguisés ! Mais avec cette langue, il n'entend que des grognements et des croassements. Il n'arrive pas même à définir son appartenance à un groupe linguistique particulier et il n'a jamais vu ce genre de signes qu'il examine avec intérêt sur les matières imprimées et les enseignes de la mégapole. Ce baragouin reste malheureusement hermétique à toutes ses tentatives de déchiffrement ! Qui plus est, les gens d'ici n'ont aucune notion des grandes langues internationales et affichent une totale indifférence au tourment de Budaï. Une situation déplaisante, ridicule, absurde, qui devient hélas de plus en plus alarmante à mesure que les jours passent et que « le mur de l'incompréhension se resserre ».

La ville elle-même, gigantesque, sans limite, est inquiétante, insolite ; les agissements des autochtones des plus curieux. Partout une foule compacte, qui se presse, se cogne, se serre ; un flot continu d'individus qui joue des coudes, se bouscule, se déverse de toutes parts sur la chaussée, nuit et jour, à toutes heures, comme une bouche d'égouts dégueulant son trop plein d'humanité de manière constante autant qu'anarchique. Vagues humaines, cohue incessante, multitude qui tangue, oscille, forme des tourbillons. Et partout, des files d'attentes, interminables, fastidieuses, des queues qui serpentent sur le trottoir, à l'infini !

Où aller ? A qui s'adresser ? Personne ne le comprend et il ne comprend personne. Quelle mesure prendre pour quitter cet endroit? Comment mettre un terme à toute cette absurdité?
Budaï passe par toutes les couleurs de la palette émotionnelle. Impatience, colère, inquiétude, accablement taraudent son esprit, mettent à mal son sens de l'analyse. Dans cette ville, son brillant esprit synthétique semble ne lui servir à rien.
Le lecteur, entre sourire et compassion, suit ce pauvre hère désemparé le long de sa minutieuse exploration de l'environnement qui le retient prisonnier, au gré de mésaventures à la fois drôles et angoissantes, heureux de partager quelques moments d'apaisement dans ce calvaire irrationnel: la rencontre avec une jeune et jolie liftière d'hôtel dont il ne comprendra jamais le nom, l'émerveillement devant un panorama de la ville dans la nuit tombante, une manifestation insolite, un jour de fête….

Roman sur l'incommunicabilité entre les êtres, roman sur la solitude urbaine où chacun suit son bonhomme de chemin, centré sur lui-même, sans se préoccuper des gens qui l'entourent, « Epépé » peut être également lu comme une métaphore de l'état soviétique et de ses villes surpeuplées, où le corps collectif, louvoyant comme un gros animal, prend le pas sur l'individu, où la pensée unique annihile la conscience individuelle.
Mais « Epépé » est avant tout une magnifique et extravagante fantaisie dans laquelle on sent l'amusement constant du romancier, sa jubilation à mettre en scène un personnage hyper-rationnel dans un milieu totalement insensé. Drôle et inquiétant, réjouissant, jubilatoire, ce roman à la trame surréaliste mais à la forme très concrète et fouillée, est un pur régal d'intelligence et d'originalité, un petit bijou de littérature de l'absurde planté dans un décor kafkaïen. Excellent !
Commenter  J’apprécie          1029



Ont apprécié cette critique (93)voir plus




{* *}