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Critique de fulmar


Kazakov – Kazakov – Kazakov… Trois notes cadencées qui signalent le bruit de roulement du train sur les rails.
Iou-riii ! Iou-riii ! le son de la sirène indique l'arrivée en gare.

Mon voyage se termine, douze étapes, dans le train mélodique du merveilleux conteur qu'est Iouri Kazakov. Ce périple, que j'imagine ferroviaire, dans le Nord-Ouest de la Russie des années cinquante, sur les côtes boisées et gelées de la Mer Blanche, le long de la Dvina septentrionale, un secteur grand comme la France, mais qui ne représente qu'une infime partie de cette U.R.S.S. kolkhozienne, qui a longtemps été considérée comme un empire glaçant.
Se le représenter maintenant, peut-être en pire, tout proche de l'Europe « démocratique », mais avec ces habitants du terroir, à des milliers de verstes des querelles de pouvoir et de frontières, c'est ce que nous montre l'écrivain d'origine biélorusse, en nous peignant musicalement les paysages et les caractères de cette contrée éloignée et secrète.

La petite gare se remplit, de voyageurs qui comme moi ont été subjugués par ce voyage à la fois réaliste et onirique, et de souvenirs, pleins la tête, une symphonie fantastique qui résonnera encore longtemps, avec un mot qui me vient à l'esprit pour résumer les sentiments qui se sont propagés dans mon corps et mon esprit à la lecture de ce recueil de nouvelles, harmonie.

Avant de composer ses petites pièces littéraires, Kazakov était musicien, contrebassiste, dans des formations de jazz et des orchestres symphoniques. Après avoir enseigné la musique comme professeur au Conservatoire, il entre à l'Institut de Littérature Gorki.
Ah ! Milieu favorisé, un apparatchik, la voie royale, pardon, impériale, euh non, je voulais dire l'ascension par l'adhésion, aux thèses en vigueur à l'époque, la promotion du soviet suprême. Et bien que nenni, son père ouvrier fut déporté au goulag, lui-même s'est retrouvé bègue après l'explosion d'une bombe pendant la bataille de Moscou.
C'est peut-être la raison qui l'a poussé à écrire, à mettre des notes musicales dans ses notes littérales, à produire des textes comme des partitions, pour que les sons sortent sans hésitation, avec des ouvertures à progression lente, des descriptions foisonnantes et précises, des envolées lyriques et des silences pesants mais subtils, pour mettre de la respiration dans son propos.
Lire Kazakov, c'est se retrouver dans une salle de concert, attentif à toutes les sensations procurées par la magie de l'écriture, d'une simplicité dépouillée de tout artifice mais capable de mettre le feu aux sentiments éprouvés, d'une luminosité éblouissante, à l'image des paysages de ce grand Nord intact et figé, nature hostile et hospitalière, pas antinomique car peuplée de gens en accord avec leur décor.

D'autres voyageurs se précipitent dans les wagons, ils ont hâte de participer à cette aventure littéralement musicale, à cette expédition musicalement littéraire.
Allez, montez vous aussi, les instruments sont accordés, asseyez-vous, prenez place, la prestation va commencer, le chef d'orchestre de la gare a levé son drapeau, le sifflement s'accentue, les musiciens sont aux aguets, la vapeur s'échappe en chuintant, roulement de percussions, la fumée s'élève dans le ciel éclatant, le violoncelle lance sa note mélancolique, les roues se mettent à tourner, les violons débutent le thème, c'est parti... Bon voyage !

Douze morceaux, douze pépites, douze, symbole d'harmonie et de paix, mais comment l'obtenir cette paix, dans la fureur du monde ou dans le silence de la solitude ?
Maupassant, l'autre nouvelliste majeur, l'a décrit ainsi :

« Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres, que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude harasse, épuise, anéantit (...) et ceux que les autres, au contraire, lassent, ennuient, gênent, courbaturent, tandis que l'isolement les calme, les baigne de repos dans l'indépendance et la fantaisie de leur pensée ». 
Qui sait ? Contes et nouvelles

Harasse, Arras, à race, le poids des mots, le choc des cultures, la bêtise humaine, les cycles anxiogènes.
Heureusement, il y a le pouvoir de la littérature, la prose poétique, la lumière des phrases, la sonorité de la phonétique.

« Rien n'est éternel en ce monde, pas même le chagrin. La vie ne s'arrête pas. Non, jamais elle ne s'arrête, elle s'impose impétueusement à notre âme, et toutes les peines se dissipent, comme de la fumée, ces petites peines humaines, si petites, quand on les compare à la vie. le monde est si bien ordonné ».

Linéaire, suivons les rails, la progression est musicale, je vous dis, d'abord, une petite ouverture, huit pages, pas une de plus, suffisant.

« C'était un automne gris et froid. le baraquement bas en rondins de la petite gare avait noirci sous l'action des pluies ».

Le décor est planté. Un cheval, une charrette, une valise, un gars, une jeune fille, un quai de gare. La séparation est imminente.

« Au loin, on entendit le bruit du train, faible, indistinct. le silence mélancolique de ce jour maussade fut traversé par un coup de sifflet grêle et traînant ».

Les violons sont en sourdine, la flûte a lancé sa note, lancinante.
Le hautbois et le basson alternent leurs phrases, langoureuses et ronchonnantes.

« - Je vais m'ennuyer, murmura-t-elle. Ecris de temps en temps, dis… Tu entends ? Ecris… Tu viendras, hein ?
- On te l'a déjà dit, répétait-il à contrecoeur, effrayé. Essuie tes larmes, voyons !
- Voilà, murmura-t-elle en suffocant, frottant ses larmes comme un écureuil et regardant avec amour le visage du garçon. Je vais rester seule. Rappelle-toi ce qu'on a dit…
- Je me rappelle. Qu'est-ce que ça peut me faire… bredouilla-t-il d'un air sombre, relevant la tête et roulant les yeux.
- Mais moi… Je ne vis que pour toi… Tu le sais bien !
- Tu me l'as dit, bougonna-t-il en regardant à ses pieds avec indifférence ».

La solitude harasse, l'isolement calme. Il part. Elle perd. C'est pur, c'est pire.
Les percussions reprennent, les solistes se sont tus.

« Le craquement des traverses, le bruit des roues cessèrent et, quand elle releva la tête, elle vit que le dernier wagon, avec son oeil rouge et rond sur un tampon, s'éloignait sans bruit, toujours plus, comme s'il voguait dans les airs ».

KAZAKOV – KAZAkov – kazakov…

Plus que 250 pages, faut que j' me calme, la place va manquer…

Matinée tranquille, partie de pêche, Volodia et Iachka, un citadin et un campagnard, un bruit au loin.

« Qu'est-ce donc qui tintait si étrangement là-bas derrière ? Qui donc soudain lançait dans les prés des cris distincts, mélodieux, pareils à des coups frappés l'un après l'autre sur une corde bien tendue » ?

Les berges sont fuyantes, « la terre s'effondrait sous ses pieds », sacrée anti-phrase, la matinée tranquille. Non, je ne vous dirai pas pourquoi, allez-y voir vous-mêmes, mais attention à l'eau, tel est pris qui croyait prendre !

Puis "Nocturne", un chasseur solitaire et sa longue progression, jusqu'à une lueur, il en chope un, de nocturne, un autre chasseur, qui chante et joue de l'accordéon.

« C'est vrai, c'est vrai, je joue. Seulement je fais un rêve, mais quel rêve ! Une chanson, comment ça s'invente ? Certes, pour ce qui est d'une chanson, ça peut se tourner de toutes les façons, et on arrive à la jouer comme personne ne l'a fait. C'est-il vrai ce que je dis ? Moi, comment je joue ? Je prends une mélodie, j'y ajoute encore une voix et voilà, la chanson a déjà son tour à elle, et la voix, comme qui dirait, sa propre nature. Il est possible, si c'est trop peu, d'y ajouter encore une voix, et alors ça donne une tout autre musique. Mais, là encore, ce n'est pas tout. C'est seulement la main droite, alors que dans la gauche il y a l'harmonisation. Les accords, autant dire. On va choisir un accord, ça a l'air bien, mais quand on ajoute un léger son, alors il n'y a plus de vraie pureté ! Tandis que la chanson, surtout si elle est longue, doit avoir son parfum, tout comme la rivière ou la forêt ».

Ensuite, « la maison sous la falaise », une chambre d'hôte tenue par une mégère non apprivoisée, qui tient sa fille sous sa coupe. Un homme arrive pour louer.

« Dehors, on entendait un son fréquent et cadencé, qui se rapprochait peu à peu. Cela évoquait le tic-tac sonore d'un réveil.
- Qu'est-ce que c'est ? Demanda Blokhine.
- ça ? La jeune fille poussa un soupir haletant et regarda par la fenêtre obscurcie. - C'est le veilleur et sa kolotouchka.
- Sa kolotouchka ? Questionna Blokhine stupéfié, prêtant l'oreille : jusqu'à ce jour, il n'avait jamais entendu frapper sur une kolotouchka. Pourquoi donc une kolotouchka ?
- Je l'ignore, répondit à contrecoeur la petite. Il frappe… Il frappe, et il me semble parfois que cela me cogne dans la tête.
Tak-tok, tak-tok, tak-tok, répéta le son mélancolique qui déjà s'éloignait ».

Dans « le pèlerin », à nouveau une rencontre dans une maison avec un voyageur pas au-dessus de tout soupçon.

« Un accordéon préluda, et une voix cassée de fausset entonna le couplet languissant d'une chanson populaire. Puis les voix s'égaillèrent, s'éloignèrent et tout redevint très calme. Dans la cour, un coq chanta trois fois ».

C'est alors qu'arrive la romance. Pas l'arrogance et la maturité du rouge et du noir, mais celle de l'innocence et des premiers balbutiements, le bleu et le vert.

« La neige craque sous nos pieds. Nous restons immobiles, mais la neige craque. Derrière nous retentit brusquement un claquement sonore. Il se propage avec un bruit sec sur les planches, comme sur la glace d'une rivière, et va mourir quelque part, à l'extrémité du quai ».

« A la chasse », c'est la transmission d'un père à son fils des traditions séculaires, mais après plusieurs décennies le paysage a changé.

« Peu après, dans les buissons de spirée, un oiseau préluda brièvement et son chant, composé de deux notes, était très simple : Ti-ti, ti-ti ».

Puis « Les secrets de Nikichka », c'est l'histoire d'un petit garçon sur un grand cheval. Un chemin entre falaises et vagues, vers un apprentissage que prodiguera le père.

« Soudain, au milieu de ce calme, de ce silence de mort, de ces bruits sans vie, une chanson. On entend quelqu'un frapper avec une hache, on perçoit une odeur de fumée. le cheval, les oreilles pointées, pousse un hennissement sonore, et le voilà au trot, au trot, et qui fonce : il sent une habitation ».

Vient ensuite Arcturus, le chien courant, pas l'étoile bleue, un canidé aveugle qui compense par l'ouïe.

« Les sons de la voix du maître étaient alors longs et brefs, comme un glouglou ou un murmure, ils ressemblaient d'emblée au bruit de l'eau, au bruissement des arbres et à rien du tout. Chaque son faisait naître des sortes d'étincelles, des odeurs confuses, comme une goutte provoque un tremblement dans l'eau ».

« Les vieux », c'est la lutte autant psychologique que physique entre Tikhon, le gardien et Krouglov, le patron.

« Il aimait écouter le son, d'une triste langueur, d'une cloche dans le lointain, les hennissements des juments dans les prés, les voix aiguës et chantantes des femmes qui lui parvenaient du village ».

Puis Manka, jeune factrice orpheline et Perfilii, un coq de pêcherie un peu cabotin, une évolution sentimentale où l'un sauvera l'autre.

« La mer rugissait comme un fauve géant en fureur. Brusquement, tout s'apaisa, on entendit le frémissement de l'eau qui refluait, et par derrière un grondement grandissait, comme celui d'un train ».

Enfin, « Les Cornes de Renne », où le mystérieux le dispute au merveilleux, la jeune fille de ce conte n'étant appelée qu'« elle ».

« Les touches du piano sont jaunies par le temps, dures et froides. le pied sur la pédale qui grince, elle frappe une touche, écoute le son languissant qui s'éteint lentement. Elle voudrait se rappeler la musique entendue en rêve. Elle choisit des accords, ses doigts se glacent, elle a la fièvre, il lui semble qu'à l'instant elle va se souvenir de tout... Non, ce n'est pas ça, ça ne va pas, ça ne ressemble pas » !

Bien sûr, vous l'avez compris, il n'y a pas que les sons, tous les sens sont mis à contribution, une véritable farandole qui exhale les sentiments.

Le voyage se termine, la petite gare a retrouvé son train-train quotidien.
Je sens que vous avez apprécié la musique des mots.
Kazakov, on ne peut que la – do – ré !

Merci à Nastasia-B d'avoir partagé cette merveilleuse découverte.

Iou-riii ! Iou-riii !

KAZAKOV – KAZAkov – kazakov...






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