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Critique de Ingannmic


"L'herbe de fer" nous fait suivre les tribulations de Francis Phelan dans la ville d'Albany, dont il est originaire, pendant la Grande Dépression. Une triste épopée, qui aurait pu être submergée par la dimension sordide du quotidien du héros, puisqu'en sa qualité de "cloche", Francis traîne d'abris de fortune en foyers, occupé par la quête de nourriture ou de quelques pièces pour s'acheter une bouteille. Et pourtant, le prosaïsme de cette routine est illuminé par la poésie que William Kennedy parvient à insuffler à son récit...

Cela commence avec l'introduction, dès l'entame du roman, d'éléments surnaturels, sous la forme de fantômes mis en scène comme des personnages à part entière, entretenant des dialogues avec le héros. J'avoue que ce procédé m'a au départ un peu déstabilisée, me paraissant en décalage avec le propos par ailleurs terre à terre. Mais on comprend assez vite qu'il s'agit en réalité de la matérialisation de visions qui hantent Francis. Car à presque soixante ans, cette ancienne gloire du base-ball a un lourd passé à son actif, qui semble soudain se rappeler à lui, par l'intermédiaire de ces incarnations, notamment celle de son père, mort sous ses yeux, de sa mère rigide et aigrie pour laquelle il éprouvait de la détestation, d'un homme qu'il a tué pendant la grève des tramways de 1901, du fils qu'il a eu avec Annie, son épouse, et dont il est responsable de la mort, à l'âge d'à peine quinze jours... La culpabilité conséquente lui a fait couper tout lien avec sa famille.

Au cours des quelques jours pendant lesquels nous le suivons, entouré de ses compagnons de misère, une machine à remonter le temps semble s'être mise en branle en faisant resurgir maints souvenirs -ses exploits sportifs, les bagarres, les femmes, l'amour, les orgies de picole-, l'amenant à s'interroger sur ses erreurs, ses manquements, sur cette existence parsemée d'une violence qu'il prétend n'avoir pas cherchée (mais à laquelle il est enclin !), sur son attirance presque amoureuse pour la fuite qui, une fois encore, l'amène à tourner le dos à la possibilité de rédemption qui lui est offerte... toute tentation de sombrer dans la détresse est cependant occultée par la prérogative quotidienne de survie, Francis étant "Trop occupé pour avoir le temps de se poser tranquillement quelque part pour mourir".

C'est un homme éprouvé, désabusé, parfois belliqueux, qui ne s'en laisse pas compter, mais c'est aussi un être sensible, généreux, et introspectif, tirant de ses expériences des leçons de vie aussi philosophiques ("la vie est pleine de caprices et d'occasions manquées", "une main tendue dans l'adversité est une belle chose"...) que fantaisistes ("un Italien court moins vite qu'une balle de fusil"...).

Avec ce récit à la fois touchant et vivant, William Kennedy rend à ces laissés-pour-compte leur humanité et leur dignité, en faisant d'eux des êtres singuliers, creusant sous leur piteuse apparence pour rappeler qu'ils ne sont pas que des sans-abri, mais des individus comme les autres, avec leur passé, leurs rêves, leur détresse. Avec sensibilité, sans tomber ni dans le misérabilisme, ni dans l'angélisme, il évoque la fraternité qui unit parfois ces désespérés, mais aussi la violence qui régit souvent leurs rapports.

Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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