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Critique de Dossier-de-l-Art


Anne Lafont, qui vient de collaborer à l'exposition « le modèle noir » du musée d'Orsay, réunit dans cet ouvrage la somme de ses investigations sur la représentation des Africains. L'étude porte sur un XVIIIe siècle volontairement étendu, qui débute par le Code Noir de 1684 pour aller jusqu'à l'abolition de l'esclavage, en 1794, et à ses répercussions artistiques au début du XIXe siècle. Il ne s'agit pas ici de retracer l'évolution d'un motif particulier, ni d'élaborer un corpus exhaustif. de manière plus originale, le but est d'isoler les oeuvres les plus éloquentes et de les comprendre comme le révélateur d'une culture commune et d'un discours européo-centré.


L'ensemble du livre est traversé par une thématique clé : celle de la couleur. L'auteur explique comment un groupe, désigné au XVIIIe siècle par un ensemble d'éléments corporels héréditaires, est devenu dans l'art un leitmotiv opportun. Une figure noire est en effet un moyen plastique puissant, qui souligne par contraste la blancheur aristocratique – que ce soit dans la peinture d'histoire, dans le portrait, dans la sculpture ou bien dans les arts décoratifs. le goût pour les pendules dites « à l'Africain » dans les années 1800, où s'opposent bronze doré et bronze ébène des figures indiennes et africaines, en est un exemple probant. Les peintures d'Antoine Coypel ou les aquarelles de Carmontelle illustrent encore cette esthétique dichotomique, qui fut pendant longtemps à l'origine d'un système hiérarchique, donnant l'Africain comme un accessoire aussi nécessaire que dévalorisé. En ce sens, le portrait du révolutionnaire Jean-Baptiste Belley par Girodet s'offre comme un pivot : en 1797, un Africain originaire de Gorée, déporté à Saint-Domingue, fait l'objet d'un portrait isolé, dont la portée politique est exceptionnelle. de même, l'imagerie du héros de la révolte haïtienne de 1791, Toussaint Louverture, marque le nouveau statut juridique des Africains. Mais elle dévoile également des idéologies politiques mouvantes, qui instrumentalisent la figure du Noir pour mieux la rendre à son invisibilité première. le passage sur les « Africaneries », ou plus précisément sur leur étrange absence dans l'art du XVIIIe siècle, au regard du développement des « chinoiseries » et autres « russeries », est dans cette veine des plus stimulant. Il permet d'aborder les notions de « pittoresque » et « d'exotisme », fondamentales dans la théorisation de la représentation des Noirs au XVIIIe siècle.

Mais l'essentiel de ce gros volume, par ailleurs parfaitement illustré, est sans doute dans l'usage de la notion de « regard ». « L'oeil » cité dans le sous-titre du livre fait ainsi référence à la fois aux théories scientifiques nouvelles sur l'évolution humaine (parfois aidées d'outils modernes, tel le microscope) et à la culture visuelle des Lumières, élargie par la connaissance de territoires lointains, mais mal identifiés. Ces représentations mentales contribuèrent sans nul doute au processus de typification de la figure noire, qu'Anne Lafont assimile à une forme de violence raciale : déformé, biaisé, le regard peut devenir prédation. Il en est de même de la vision de l'historien de l'art, qui doit sans doute déporter son attention pour mieux « voir » ce qui demeurait tabou.

Par Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 557, juin 2019
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