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Critique de HenryWar


On ne saurait, je crois, beaucoup mieux qualifier l'écriture de Proust que comme le style pathologique de la digression – et, si j'osais et ne craignais pas qu'on me prît pur une personne drolatique, j'ajouterais : style passablement encombray. On peut adjoindre à cette appellation, du point de vue de l'intrigue si le terme n'est pas trop connoté, le thème du parasitisme (loin de moi l'idée d'abonder une représentation antisémite : l'origine d'un auteur n'a pour moi nul intérêt dans l'analyse d'une oeuvre, je n'use du mot qu'à dessein d'approcher le sens particulier d'une existence sociale), tant il appert que ce style même procède d'une conception oisive de la vie, vie passée à flâner en se divertissant jusqu'à l'exacerbation de problèmes mineurs, et en occupant de sujets dérisoires des relations qui seraient détournées des questions d'importance si elles étaient sensibles aux suggestions. L'entourage curieux et régenteur d'un homme prend facilement une domination sur lui s'il ne parvient pas, par quelque force intérieure et centripète que doit lui recommander son intégrité, à se blaser d'interventions et de conseils qui n'aspirent qu'à le conformer à des intentions étrangères. Or, toute la famille de Proust, du moins celle de son narrateur…
– Il faut d'emblée lever le malentendu : où donc l'auteur, peinant déjà si singulièrement à réaliser une intrigue, eût-il trouvé la ressource mentale pour inventer rien qu'en majorité cet univers de souvenirs ? Plus encore, s'il ne s'agissait pas du souvenir personnel, si tout de À la recherche du temps perdu n'était que le récit imaginaire d'un personnage qui se rappelle tant de détails et si peu d'actes, en infimes variétés descriptives, inactuelles et anodines, et tiré de l'imagination de l'écrivain désoeuvré au point qu'il n'eût pas trouvé les péripéties par lesquelles remplir une intrigue, alors peut-on seulement concevoir quelle vertu présenterait cette oeuvre à peu près incapable de faire fiction ? Et d'où, par ailleurs, ce roman tiendrait-il l'essentiel de sa teneur, qu'on peut résumer en sensations, hormis de l'écrivain-même ? Quoi ? Il eût oeuvré par extrapolation à partir d'un être imaginaire ? Alors pourquoi, s'il en avait été capable, n'eût-il pas imaginé aussi des actions, une intrigue, des péripéties ? Et puis allons ! ce n'est ni logique ni vraisemblable : on n'écrit pas un livre entier avec pour principe de se départir entièrement de soi-même ! –
… cette famille, écrivais-je, attentive aux symboles, processive, exclusive et intrusive, vit constamment en une mentalité ancien-régime d'apparat et d'exiguïté morale, et le narrateur est le fruit d'un pareil esprit de conventions solliciteuses et d'insidieuses incitations auxquelles il n'a, semble-t-il, su résister que sur des points secondaires, et encore : il ne se rend pas compte, dès son plus jeune âge, combien il constitue une gêne anormale pour le reste de son monde, tant il fut – sa famille aussi – placé sur un piédestal immérité au sein de son environnement, et que seule une distinction de statut pouvait justifier.
Pour l'exprimer compendieusement, je trouve que Proust, issu assez évidemment d'un foyer d'importuns – ce qu'il ne nierait pas lui-même et confirme indirectement dans nombre d'extraits (mais je crois que c'est involontairement, parce qu'il ne cesse en quelque sorte malgré lui de révéler ces défauts comme s'il ne s'en rendait pas bien compte ; ce n'est jamais tant cette dénonciation explicite que maints critiques ont prétendue) –, est imprégné du goût, transmis par une vie de mondanités et d'indiscrétions, de pérorer à l'attention d'autrui sur des infimités. Il est resté, dans sa docilité de petit garçon exemplaire et sans crise, reconnaissant et perméable à l'influence de son milieu, au point qu'on peut dire que son oeuvre constitue un hommage à une existence de parasite dont les usages l'ont habitué à ne faire que quêter, dans la torpeur d'un quotidien étal et morne, des divertissements réglés et peu créatifs, des changements minuscules, de ridicules prétextes à exaltations, souvent au détriment des âmes fortes d'acteurs véritables qu'il dénigre ou dédaigne presque automatiquement, qu'il n'envisage du moins que comme des exceptions. Voilà pourquoi en dernier lieu, après la digression et le parasitisme, je parlerais de féminité chez Proust, du moins de son effémination, c'est-à-dire de ce qui, dans ce texte, renvoie à la conception dévirilisée d'un être qui s'occupe entièrement à des décorations et à des poses, qui rattache l'importance du monde à la mondanité, et pour qui rien n'émane tant de soi, d'une pulsion ou d'une vitalité, que de ce qu'il est convenable et permis de concevoir, au point que ce roman peut se lire comme un recueil de bienséances ou seulement de petites objections à la bienséance et chargées de rétablir la bienséance : les personnages ne sont jamais critiqués avec vigueur, avec audace, avec truculence et culot, même si des lecteurs verront par contraste, dans des nuances falotes, des condamnations sans ambages, et chaque image employée est un respect inconditionnel pour tout l'environnement typique de la littérature « noble », au point qu'il est difficile, impossible peut-être, de découvrir dans tout le récit un seul propos ou un thème dont l'abord soit d'une certaine innovation, fût-ce une innovation partielle, au-delà d'infinitésimales variations de ce qui s'est déjà écrit sur chacun de ces sujets – c'est ainsi la garantie toujours de rester bienséant, de n'emprunter aucune insolence, de ne prendre jamais aucun risque. Tout le témoignage de Proust sur l'existence est à en somme peu près celui qu'on porte sur un salon de personnes bien mises et respectables, et dressé avec la mentalité d'un hôte qui se soucie surtout du rapport que fera, le lendemain, telle gazette locale dans ses articles sur le beau monde.
Si j'exagérais, je sous-titrerais À la recherche du temps perdu : « Comment accaparer son milieu en faisant l'élégant ». Jean Lorrain écrivit quelque chose de semblable à l'endroit de Proust s'agissant de son premier livre, une publication pour femmes et à compte d'auteur où il exprimait combien tout ceci était inane et ridiculement pompeux : Proust en fut contrarié au point de lui envoyer sa carte, mais il ne le fit, selon toute vraisemblance, que parce que le geste, en vertu d'un certain code, lui paraissait nécessaire et requis, attendu qu'il sentit qu'une femme de sa connaissance était visée et insultée avec lui ; la galanterie, c'est-à-dire décidément un usage appris, ne lui permettait pas moralement de ne pas se porter chevalier. Je suppose qu'en outre c'est parce que la critique le perça à jour que, duel mis à part, Proust en fut profondément vexé, que ce dut être un bouleversement et une révolution en lui, ce petit homme puérilement romantique : quelquefois, une critique suffit à lever les malentendus profitables à une existence ou à une carrière, découvrant sous le vernis stylé une turpitude qu'on ne s'imaginait pas, qu'on ne se serait pas attribuée auparavant et qui vous atteint avec justesse, et l'on ne se regarde plus soi-même sans ce complexe, c'est pourquoi il faut le laver aux yeux d'autrui puisqu'on se sent incapable de voir avec d'autres yeux que les siens ni de se changer pour se redorer, pour devenir meilleur. Quelqu'un met impudemment le doigt sur qui vous êtes et que peut-être vous vous ignoriez, cruellement il vous désigne au monde, il vous publie plus franchement que vos livres, il vous expose en pleine lumière crue : alors ce n'est pas votre oeuvre qui en sort définitivement défigurée – il est toujours possible de la défendre –, mais bel et bien le masque de votre oeuvre, et c'est d'autant plus intolérable que votre oeuvre ne saurait exister sans ce masque, et que vous ne connaissez pour votre oeuvre que la modalité du masque.

***

J'ignore si la critique littéraire (déjà trop de critiques universitaires ont illégitimement ennobli Proust : il n'y a pas une gloire française déjà établie qui ne soit chaque années ennoblie davantage par les universitariens qui ne savent que confirmer des succès : il n'a a d'audace de critique qu'à désigner avec justice des grandeurs inédites) s'est déjà penchée sur la question de la psychologie nécessaire à écrire un du côté de chez Swan ; j'en doute, à vrai dire, car il y faut des compétences philologiques qui relèvent d'autres domaines que de produire des effets et des réflexions sur le mode de l'éloge, et, notamment, on devrait pour cela développer la volonté et la faculté d'analyser un texte du point de vue de l'état intérieur et mental de l'écrivain, c'est-à-dire entrer dans la genèse d'un esprit plutôt que dans celle d'une oeuvre à travers le texte même plutôt que des pièces de contexte, ce qui n'est guère d'usage, ce qu'on n'estime pas une science, ce qui est même tout à fait intempestif comme méthode – c'est pourquoi il n'y a plus de critique littéraire et philologique, plus de critique qui soit fondée et étayée avec la connaissance pratique et profonde de l'acte d'écrire. Cette recherche est rare, très exceptionnelle même pour des récits célèbres et commentés avec abondance, parce que le critique n'admet plus, après la postérité et le triomphe, que le respect d'office (qui serait l'exact contraire du fameux « mépris d'avance » que promeut le Solal d'Albert Cohen dans Belle du Seigneur), et tout lecteur contemporain est foncièrement imprégné de l'envie grégaire de concorde avec l'héritage des siècles, qu'il veut son legs, son patrimoine, qu'il se sent désireux de reconnaître comme sacré : tout est ainsi plus stable, il existe alors une patrie, des valeurs attachées au proverbe, une vox populi de noblesse belle et indiscutée, on a une confiance en l'univers et on la lui rend par une agréable gratitude – ô homme heureux d'échanger des services ! – Il y aurait là une analyse non moins pertinente à dresser autour de ce roman pour en comprendre la bonne réception contemporaine : la peinture de la mentalité du lecteur d'aujourd'hui qui s'y plonge en amateur conquis d'emblée. D'ailleurs, il faut s'y livrer avant celle de l'auteur, avant le plus difficile ; pourquoi y sursoirais-je ? Voilà :
Du côté de chez Swann est presque indéniablement un récit qu'un lecteur prétendument « bienveillant » lit sous le registre de l'hypnose. Pour apprécier cette oeuvre, il a surtout besoin de ne rien vouloir tirer de ce qu'il lit, car on ne saurait faire de ce livre un travail d'édification ; je veux dire que la condition pour aimer Proust, c'est surtout de ne pas se faire une conception pratique du livre et de la lecture comme un temps utile, comme net profit, comme complément d'être quantifiable et qui dresse un bilan : il faut résolument ne pas savoir pourquoi on lit pour se complaire à Proust, ou, plus exactement, il est nécessaire de lire généralement sans ambition que de s'abandonner à un temps perdu – il faut admettre la littérature comme désoeuvrement. Et notez qu'en écrivant ceci je ne blâme pas encore, car d'aucuns jugeront que lire sans attente, que lire sans désir que lire, que lire sans y assigner un rôle ou une fonction, est une générosité en l'absence totale d'a priori et de volonté critique ; oui, mais c'est une générosité qui incombe à des benêts ou des fainéants qui lisent par hasard et qui n'ambitionnent jamais de faire du livre un objet d'activités, un objet de réflexions diffuses, un objet de changements personnels, qui ne projettent même pas d'en penser beaucoup quelque chose, qui refusent au livre une direction et une destination parce qu'ils n'acceptent pas d'y réfléchir ni beaucoup ni vraiment : chez eux, on ne voit pas davantage de progrès dans l'ordre de ce qu'ils lisent que dans la succession de leurs divertissements, car pour qu'il y en ait, il y faudrait l'inspiration d'une hiérarchie, et cette hiérarchie ne peut venir qu'au terme d'une sélection qui procède justement du jugement. Il faut juger pour aimer avec des raisons, juger pour aimer à quelque autre titre que parce qu'on aime perdre son temps. C'est tout à fait logiquement qu'on ne peut élire ce qu'on ne critique point : ainsi perpétuellement plutôt passe-t-on à autre chose. C'est précisément au registre du passage que ce roman fut écrit, on ne peut y trouver qu'à contempler de longues transitions – de longues traditions – proprement inutiles, inutiles aussi pour l'art et pour l'esprit, car à aucun moment des 130 premières pages le récit n'est susceptible d'enseigner ou d'apprendre quelque chose sur le monde réel ou sur une sensibilité vraiment personnelle : c'est d'un tel égocentrisme – on sait bien que je n'attache nulle péjoration à ce terme – mais d'un égocentrisme si absolu où rien n'est généralisable ou transposable pour autrui, où l'on doit s'intéresser aux goûts du narrateur pour les lilas, aux habitudes insipides de sa tante, à la forme sentimentale qu'il prête à l'église de Combray, sans y pouvoir prendre la moindre part individuelle, comme si j'expliquais que je ne mange plus de rognons depuis que j'en vomis. On ne peut avaler ce recueil d'impressions assez ordinaires et inconséquentes que dans un moment d'inactivité intellectuelle qui se signale aux antipodes de la prédilection. On a besoin, certes, de ne rien vouloir, pour aimer Proust – ce qui s'inscrit logiquement au terme de décennies d'une littérature fin-de-siècle progressivement appauvrie en actions narratives – ; il faut n'avoir rien à faire de particulier, rien à penser pour soi, rien à désirer améliorer en soi, aucune occupation plus constructive ni souci d'édification, pas même de projeter l'application d'un livre sur quelque chose de réel, comme on aspirerait à fixer durant des heures le ciel bleu et prévisible à dessein exclusif de prétendre ensuite avoir longtemps respiré le « bon air » en sage mélancolique – en l'occurrence la « bonne littérature » à « thèmes classiques ». Je ne connais pas une personne qui se soit imposé un Proust entier sans le sentiment valorisant du devoir ou sans préconception sur la vertu de lire et d'un livre, de n'importe quoi en relation avec le fait de tourner des pages d'une certaine réputation, pour qui la littérature ne fût pas avant tout un trompe-ennui et un faire-valoir. La plupart du temps, ceux qui finissent librement du côté de chez Swann, après n'en avoir extrait qu'un accomplissement de tâche ardue, enchaînent aussitôt avec À l'ombre des jeunes filles en fleurs parce que, quitte à perdre son temps comme ils s'y sont résolus pour poursuivre jusque-là – on vérifie aisément qu'ils n'en ont rien tiré : il ne savent pas expliquer pourquoi ils continuent, c'est seulement la suite logique d'une résolution antérieure, c'est juste ce qui était prévu, parce qu'après tout ce n'est pas non plus si désagréable (ancêtre du « page turner » qu'on mesure, quand on range le livre dans sa bibliothèque après un vide incommensurable et obstiné, par l'impression de fierté d'avoir lu une « masse », sorte de martyre entêté et absurde) –, autant, comme ceux qui dévorent d'un coup la saga crétine des Star Wars, ne pas s'empêcher de se « décaler » bien à fond, retiré comme les déments dans leur petite vie d'imaginations recluses et absurdes : on lit ainsi presque avec religion, sans justification qu'un état de décision farouche distinct de l'acte rationnel. Plus on s'accorde une pareille stupidité, plus on se démarque, plus on « sort du monde et du temps », et plus, parce qu'on n'y gagne rien, on est imbécile heureux.
Ce mode de lecture est même en l'occurrence plus méthodique, plus systématique qu'on ne pense, car il est probablement impossible de lire Proust en ayant une véritable considération pour chaque mot ainsi qu'il convient d'ordinaire de s'appliquer à dessein de mesurer un auteur à la ressemblance de la vérité ou de la réalité, et de le juger, lui et son style, à la grandeur inédite de cette adéquation ; c'est-à-dire qu'il ne saurait s'agir de lire À la recherche du temps perdu en admettant que chaque terme d'un texte, ni même chaque paragraphe ou chaque page, doit porter une signification pleine et nécessaire. Je ne parle pas d'incorrections ou de surabondances qui s'y rencontrent et font une impression fautive qu'on s'empresse d'oublier – comme dans : « Sans trop savoir pourquoi, ma grand-mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d'une influence bienfaisante, la nature, quand la main de l'homme ne l'avait pas, comme faisait le jardinier de ma grand-tante, rapetissée, et les oeuvres de génie. » (page 63) –, la plupart du livre, pour ne pas dire tout le livre (car je n'ai pas lu au-delà de la 134), ne sert à rien, à rien même relativement, je veux dire y compris dans une perspective de progression, dans le sens pratique d'informations à retenir pour ne pas oublier les éléments d'une intrigue qui resserviront plus tard, car, il faut être honnête même si l'on a décidé d'aimer Proust, jusque-là rien ne « sert pour plus tard », rien n'est à « mettre de côté », il est tout à fait superflu de garder en réserve, dans sa mémoire, la moindre donnée si longuement dissertée, ce dont on s'aperçoit assez vite de sorte qu'on ne tâche plus à retenir quelque chose. C'est ainsi qu'un lecteur normal – j'y fus moi-même maintes fois tenté, moi dont la contention de lecteur est extrême, moi qui ne répugne jamais à relire quatre fois un extrait difficile et pénible, moi qui ne lis pas un mot sans y accorder toutes les ressources de la visulaisation – finit nécessairement par prendre l'habitude de ne pas se soucier du détail, de ne pas vraiment tout lire, de ne plus accorder qu'un soin distrait dès qu'un passage est ardu puisqu'il est comme les autres sans objet, indifférent et impersonnel, parce qu'on sait, à force, que nul de ces détails n'a d'importance pour le dessin d'ensemble, que par exemple la page 80 ne sert absolument pas à introduire la 90, que les personnages abondamment décrits sont en général absents de la suite, de sorte qu'on en vient à lire a contrario d'une lecture attentive et d'un ouvrage fait pour l'esprit de concentration, c'est-à-dire en « passant », dans l'oubli presque automatique de ce qu'on vient de lire et qu'on ne cherche plus tant à comprendre, en particulier quand la formulation contournée de Proust rend la première lecture incompréhensible, parce que la teneur des passages qu'on a parfois relus prouve qu'il n'était nullement besoin, compte tenu de leur vanité emphatique ou décorative, d'y accorder tant d'effort comme on fit d'abord par scrupule et par art. On en vient à ne plus s'intéresser à « l'histoire »,
Lien : http://henrywar.canablog.com
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