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Critique de Shaynning


Incontournable Mars 2023


Tombée sur cet album un peu par accident dans le nouvel- et premier!- arrivage pour le mois de Mars, je ne pensais pas tomber sur un album qui traiterait du registre émotionnel par les expressions de couleurs, doublé d'une petite leçon de sagesse sur une qualité incontournable elle aussi.


Un éléphant se considère comme un roi de la jungle - vous savez, un peu comme ces petits caïds de cours de récréation que tout le monde craint parce qu'il est puéril et détestable, mais impossible à gérer? Voilà, c'est qu'on a ici, une petite brute de cours d'école imbuvable qui est plus costaud que les autres et jouit de sa capacité à arroser les autres animaux sous son joug grâce à sa trompe. D'ailleurs, il y a une petite couronne bleue dessiné au-dessus de sa tête, au cas où son statut ne serait pas limpide à vos yeux. Cet éléphant meuble son temps canardant les autres animaux d'eau, mais pour tromper son ennui, il aime aussi les paris. La plupart des défis qu'il lance aux autres animaux sont tout simplement impossible à réaliser, ce qui rend le tout risible et même dangereux pour la santé des autres animaux, qui n'éprouvent guère de plaisir. Néanmoins, un jour, un ouistiti prend l'un des paris: celui de déplacer un gigantesque baobab mort jusqu'au petit étang à quelques mètres de là, et ce, avant la fin de la journée.


À partir d'ici, il y aura des divulgâches.


Le ouistiti prend ses aises sur une branche du défunt baobab et attend. L'éléphant, perplexe, va progressivement passer par tout le spectre de nuances de la colère, d'abord avec le rire jaune malicieux , la colère qui "fait voir rouge", suivi du vert de rage, puis de la rage noire. Chacun de ces paliers vient avec un degré d'expression physique différent et sa couleur associée est peinte par-dessus l'animal, comme si son émotion s'exprimait aussi en couleur. Mais qu'est-ce qui met notre costaud caïd de la savane dans un tel état? le fait que le ouistiti se contente d'enchainer les poses tranquilles sur ce reste d'un représentant du plus gros arbre du continent? le fait qu'il persiste et signe: il VA gagner ce pari? En dépit de son inaction? Et il dit qu'il va employer une "toute petite chose toute simple" en plus?? Il y a de quoi devenir fou! Il se fout de lui! Comment peut-il gagner? Et c'est quoi cette chose? ON VEUT SAVOIR!!


C'est précisément cet enchainement de frustration, d'impatience et d'incompréhension, alimenté par une bonne dose d'orgueil mal placé aussi, qui va décider notre éléphant, roi auto-proclamé de la brousse, à faire la seule chose qu'il sait faire, c'est-à-dire, attaquer l'autre. Dans un dernier sursaut d'impulsivité, il se met à pomper l'eau de l'étang jusqu'à le drainer complètement, puis vise le ouistiti frondeur et relâche le tout. Quand il reprend un peu contenance, l'éléphant devient blême de sidération: Désormais, sous le baobab, se tient l'étang. Dans son excès de rage hors de contrôle, l'éléphant a déplacé le point d'eau pour le ouistiti, avant la tombée de la nuit, tel que stipulé dans le pari. Et oui!


Cette "petite chose toute simple"? La patience. Mais pas seulement. Il y a définitivement de la ruse et aussi une vérité qui fait souvent la différence dans un monde peuplé de nombreux abrutis: L'observation. Je m'explique. Je pense notamment à tous ces adultes qui piquent des crises, comme des enfants de 5 ans qui ne savent pas encore gérer leurs émotions, et qui répondent assez souvent par des actes violents comme des coups, des insultes ou du harcèlement envers ceux et celles qui ont le malheur de leur déplaire ou d'être sur leur route. Et que leur arrive-t-il bien souvent? Ils se mettent les deux pieds dans les plats. Pourquoi? Parce que quand on se sait pas se gérer, on devient plus facilement irréfléchi dans nos actions. Et on devient aussi plus facilement manipulable. Ici, notre ouistiti n'avait qu'à observer l'éléphant, remarquer qu'il est impulsif et comment il peut se servir de ce qui semble être sa plus grande force contre lui, c'est-à-dire, son canon à eau. Tôt ou tard, notre ouistiti a compris que l'éléphant perdrait patience et voudrait le punir en lui administrant la correction qu'il trouve amusante. Prévisible, en somme. C'est tout-de-même audacieux comme plan et bien sur, ça aurait pu ne pas marcher, mais au final, ce n'est qu'un stupide pari. Ah, mais il a gagné deux montagnes de bananes en rétribution, alors ça valait la peine! Surtout, face au fait qu'il a causé son propre échec en faisait exactement ce que le ouistiti attendait de lui, notre éléphant se sent bien petit. Ajoutant à cela le mépris condescendant qu'il entretenait envers le ouistiti, l'éléphant doit maintenant admettre qu'il s'est fourvoyer sur son compte. Il n'est pas seulement patient ce petite singe, il est aussi astucieux et rusé.


J'ai envie de dire qu'à l'instar des grosses brutes dans le monde, ceux ne connaissant que le langage des violences et du snobisme gorgée de mépris et qui séduisent souvent que d'autres grosses brutes , ce sont les gens dotés d'intelligence, de patience et d'observation stratégique ( ou encore une fine connaissance ou analyse de l'adversaire) qui viendront à bout de ce genre de gros moron. Et puis, bien souvent, par leur étroitesse d'esprit et leur réactions explosives peu constructives, les grosses brutes sont aussi souvent les architectes de leur propre déclin. J'avais envie d'extrapoler sur cet axe, à l'heure où j'entends des individus valoriser le retours au fascisme ultra-violent, à la virilité toxique ou aux personnes qui confondent le discours émotif du discours rationnel, polarisant des débats et des enjeux autour desquels on ne peut plus rien dire sous peine de recevoir leur avis en pleine dents. C'est donc avec patience, diplomatie et en usant d'analyse qu'on en viendra peut-être à radoucir le ton. Peut-être. Nous en aurions bien besoin.


En tout cas, merci à cet album pour m'inspirer toute cette réflexion dont je vous épargne les détails qui ne cessent de s'additionner dans mes pensées. Je pense que je vais ajouter cette oeuvre à ma liste sur le développement de l'esprit critique pour cette belle leçon servie dans un savoureux crescendo coloré. C'est ce qui fait ma joie avec les albums: des histoires courtes et simples, mais des réflexions intéressantes et plus profondes qui en découlent.


Je vais mentionner aussi une chose sur le plan de l'émotion de la colère. Bon, déjà, elle ne se manifeste pas TOUJOURS de manière aussi explosive ( parce que OUI, la colère peut être implosive, donc en apparence être assez calme), mais même si c'est encore l'expression choisie ici, elle est néanmoins graduée. On a le rire moqueur et légèrement irrité au début, puis on monte vers les manifestations externalisées: yeux de plus en plus plissés, hurlement de plus en plus marqués, yeux désorbités, corps de plus en plus crispé, etc. La colère grimpe et devient si incontrôlable que l'individu perd toute retenue et commet un impair, puisqu'il ne réfléchissait plus du tout. C'est ça le soucis avec une émotion mal gérée et en plus désagréable, on ne se contrôle plus et on commet des erreurs qu'on risque de regretter par la suite, soit parce qu'elle brise notre réputation ou notre image idéal de soi, soit parce qu'elle nous a poussé à agir ou dire des choses qui font du mal aux autres, ou encore, qui nous nuit personnellement ( comme l'éléphant qui sabote par erreur sa propre victoire). On pourrait en parler avec la jalousie, avec le chagrin ou encore la peur.


Enfin, je ne peux pas contourner l'enjeu lié à la taille et la perception de la force en fonction de celle-ci. Je résumerais en disant qu'on a un David contre Goliath ici, avec un personnage minuscule en comparaison de l'autre, mais qui a un atout dans sa poche. La force n'est pas qu'une question de taille, elle est aussi affaire d'esprit, ce dont manque l'éléphant, manifestement. Ce que j'aime dans cette histoire, c'est que notre ouistiti semble confiant en son approche et il faut une dose de confiance en soi pour se montrer audacieux. Il sait que l'éléphant a des points faibles et les retournent contre lui. Tout le monde est vulnérable, c'est ce qui fait notre humanité et notre équité. Et face à ceux et celles qui l'oublient, il est parfois bon de leur rappeler. C'est donc une leçon d'humilité que reçoit aussi notre éléphant. Peut-être sera-t-il moins tyrannique à l'avenir, qui sait?


Le tout est servi dans un style graphique un peu sketchy, où la peinture est jeté et traitée comme si elle était habitée de la même colère impatiente que l'éléphant. le trait est très anguleux et me rappelle un peu la pointe raide de la plume plutôt que les courbes du trait du stylo. Ce n'est donc pas le traitement "propre et net" auquel je suis plus habitée, mais j'aime le rendu qui sert bien son sujet. Et que dire du choix des poses de notre ouistiti, elles donnent aussi un bon indice du calme du personnage.


Bref, un coup de coeur inattendu, dont j'ai hâte de pouvoir discuter plus amplement avec les profs du niveau primaire, dont on pourra aussi bien accrocher le lectorat du 1er cycle que celui du 2e et 3e, surtout sur les enjeux sociaux que j'ai évoqués plus longuement. Et la gestion de la colère reste un sujet toujours pertinent, peu importe le lectorat.


Pour un lectorat à partir du premier cycle primaire, 6-7 ans et les lectorats jeunesse suivant, bien sur.
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