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Critique de berni_29


Je me suis demandé comment j'allais vous parler de ce roman que j'ai aimé, Ritournelle de la faim, vous donner envie de le visiter, comme on ouvre une porte entrebâillée sur un jardin perdu au milieu d'une ville bruyante. Ce roman est un peu cela.
Comment dire cela sans dire, sans dévoiler les choses, l'histoire. Au fond, il n'y a peut-être rien à dévoiler. Si, un peu quand même...
Et si je vous évoquais le contour des choses, de ce qui est la marge... Autour, un peu à côté, la musique qui vient brusquement sous nos yeux, je dis bien sous nos yeux, lorsqu'on referme les pages justement après les avoir étreintes.
C'est comme une petite musique lancinante, une phrase musicale, douce au début, répétitive et puis qui monte crescendo. Nous sommes emportés dans son rythme enivrant, étourdis jusqu'à la note finale. Il y a ici la douceur, la violence et le silence. le silence après cette dernière note, nous dit Jean-Marie Gustave Le Clézio, est terrible pour les survivants. Il évoque ici, à la fin de son livre, le magnifique Boléro de Ravel, musique totalement unique dans son genre, mais il évoque aussi le décor dans lequel ce roman prend figure : avant, pendant et après la seconde guerre mondiale.
Ethel en est le personnage principal. C'est encore une enfant au début du récit.
J'ai aimé son prénom, comme le nom d'un port du Morbihan, à la même consonance, presqu'écrit pareil... C'est comme un rivage, comme un port où nous sommes prêts à embarquer au bout de la jetée...
Se laisser porter avec insouciance par la vague marine, tandis que le monde bascule tout doucement vers le chaos et la barbarie.
J'aime ce mot désuet de ritournelle. Cela me fait penser à des chansons de Rina Ketty.
Tout commence lors d'un voyage exotique à l'exposition coloniale de 1931 à Paris, où le grand-oncle d'Ethel, Monsieur Soliman, fait l'acquisition du pavillon des Indes françaises. Ce grand-oncle, c'est comme un grand-père pour Ethel, qui a su éveiller la petite fille à la curiosité du monde. Avec cette acquisition, il rêve d'ériger une grande maison en bois, la Maison mauve, au milieu d'un jardin arborescent qu'il possède, suspendu comme une balancelle au-dessus du bruit déjà assourdissant de Paris, là-bas, rue d'Armorique.
Mais oui, c'est un jardin extraordinaire. Au milieu de ce jardin, niche un rossignol.
C'est la douceur de la musique qui commence dans ce Paris exalté.
Il y a le salon des parents d'Ethel. Un salon où la vie s'anime. On parle vivement, on parle fort. On chante, on joue du piano. Les bavardages sont incessants aux oreilles d'Ethel. La politique s'invite, la musique monte crescendo. Nous sommes dans les années 30.
Le temps passe. Le rêve de la Maison mauve s'abîme, ressemble désormais à un amas de vieilles planches pourries sous une bâche noire.
Et puis brusquement, c'est un trou béant creusé dans le jardin...
Le vide vertigineux devant ce trou béant. Le vertige au bord duquel Ethel perd ses dernières illusions. C'est un trou béant creusé dans le monde peuplé d'enchantements d'Ethel. Est-ce ainsi qu'on devient adulte ?
C'est la bête immonde qui gronde, qui s'invite dans ce salon devenu trop bruyant. Le piano est peut-être désaccordé, on n'entend plus que ces notes dissonantes, ou bien ce sont les voix haineuses qui montent, s'élèvent autour de la musique, la musique qui s'emballe.
De temps en temps, le soleil vient comme un écho au bonheur d'avant. C'est alors la Bretagne qui ressemble aux vacances d'été, avec du sable dans les chaussures et du sel encore collé sur la peau.
Faire l'amour sous les pins, sur les dunes qui bordent la plage de Beg-Meil...
Et puis, il y a ce vieux piano désaccordé sur lequel Ethel jouait encore naguère un Nocturne de Chopin. Ce piano qui trône encore pour quelques instants au milieu du salon dévasté.
Ce salon dévasté qui s'apprête à devenir une pièce vide, vide de la gloire, de la jeunesse, des bavardages incessants il y a encore peu de temps.
La bête immonde est désormais là...
La guerre aussi.
La vie reprendra-t-elle un jour son cours normal, et comment après tout cela ?
Sur la route de la débâcle vers le sud devant les restes de la guerre, Ethel qui a vingt ans se demande si elle a seulement été jeune un seul instant.
Puis, la faim...
Survivre.
Le Vél' d'Hiv. La rafle.
Combien de fois n'avons-nous pas vu ces photos d'enfants qui sourient à l'objectif. Ils ne savent pas qu'ils vont mourir quelques jours plus tard.
Comment la vie peut-elle reprendre après cela ?
Paris est une plaie ouverte après la libération.
Et puis c'est le silence, après la dernière note finale.
Des arbres qui poussent, qu'on a replantés ici, des cris d'enfants des cris de joie qui reviennent, le bruit de la vie presque comme avant...
Des couples d'amoureux aux petites gueules bien sympathiques, s'embrassent sur un banc tout près de là, où fut le Vél' d'Hiv... Banc public, banc public...
Et la vie qui revient, plus tard, presque comme avant.
À la fin du livre, Jean-Marie-Gustave Le Clézio écrit ceci : « le Boléro n'est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim. Quand il s'achève dans la violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour les survivants étourdis. »
Qu'est devenue Ethel, jeune fille de vingt ans, après ce désastre du monde ?
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