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Critique de lezardbavard


Voilà bien un objet littéraire non identifié : il ne correspond à aucune des cases dans lesquelles on range habituellement, et souvent mécaniquement, les ouvrages. À la fois essai et récit, journal et quête intérieure, tour à tour poésie et chronique impitoyable d'une civilisation au bord du gouffre (à moins qu'elle n'y soit déjà tout entière engloutie), le Pays silencieux, sans être bavard, a le verbe haut et percutant. Qu'il s'ouvre sur le Gilles de Drieu la Rochelle ne doit pas rebuter ceux auxquels le sulfureux répugne : toute notre « culture » n'est faite que d'un sulfureux vulgaire et des faux combats que les poseurs de moraline feignent de mener contre lui.

Chronique du temps comme il tourbillonne et, sommé de se tenir coi dans les horizons fermés d'une techno-parade saturée de bruits et de lumière artificielles, de pseudo provocations et de vraies soumissions, du temps qui tente, dans les mots, la littérature, de dépasser les bornes du factice et de l'abrutissement, pour reprendre ses incertains chemins, les seuls chemins de l'homme.

Terrible inventaire et, en même temps, cheminement spirituel sans concession, sans illusion, saut dans le vide et les gouffres amers de la « modernité », qui se refuse, autant que faire se peut, les drogues et consolations de la domination, pour ne jurer, in fine, que par le verbe et ses potentialités explosives, plus que jamais inactuelles, inutiles, inefficaces – donc nécessaires et urgentes.

Car on est immédiatement tiré par le col aux grands vents d'une histoire qui ressemble diablement à la nôtre, et embarqué comme si l'on était soi-même, lecteur peu sûr de son pas, un personnage central de ce qui se joue, se déjoue dans ces pages. « Décadence », le mot est lâché dès la troisième page – cette décadence qui n'en finit plus d'être à elle-même sa propre parodie dans les officines publicitaires chargées d'éteindre tout ce qui menace la perpétuation de ce système, dont l'agonie même est lucrative pour ceux qui mangent sur notre dos les fruits de notre servitude consentie.

C'est donc par l'analyse d'un roman pris comme emblème que s'ouvre ce fleuve qui doit nous conduire au Pays silencieux. Mais analyse, encore une fois, n'est pas le mot juste : récit dans le récit, miroir et reflets de reflets, Pierre le Coz nous entraîne, contre nous-mêmes et nos errances, sur l'oreiller moelleux de nos renoncements, oreiller avec lequel il entreprend de nous étouffer pour, peut-être, juste avant l'instant fatal, nous tirer du sommeil. Peut-être, car il n'est même pas sûr que nous n'ayons pas franchi depuis longtemps le seuil et que, dans l'illusion tenace d'être des naufragés de l'Histoire, nous ne soyons plus même conscients de notre condition de noyés. Condition inédite dans ce qu'il convient de nommer « la grande aventure humaine », aventure qui n'en finit plus de remâcher ses impasses, de titiller ses plaies, de creuser ses gouffres – le techno-capitalisme ayant même trouvé le moyen de se perpétuer (ultime pirouette ?) dans le recyclage de ces gouffres, de vivre de ses propres déchets et des chaos qu'il génère. Et ce monde, seule la littérature peut en sonder les traces, lorsque la politique, le religieux en ont depuis longtemps déserté même les lisières, s'évertuant, dans le fanatisme surjoué ou le spectacle, non seulement à voiler le désastre mais à l'approfondir. Mais où donc cette « grande aventure » a-t-elle ainsi bifurqué pour faire les poubelles de l'ego et évacuer tout ce qui représente un obstacle à son orgiaque démission ?

La littérature est-elle notre planche de salut ? En tout cas, la puissance du verbe génère sa propre lucidité, oh, pas à chaque page, pas tout le long de cet imposant réquisitoire, certes. Mais elle est souvent un coup de projecteur dans les âges sombres, embrasement dans les broussailles de la médiocrité que toute une « civilisation » revendique comme l'aboutissement de sa logique mortifère, de cette rationalité autotélique qui transforme en objet tout ce qu'elle parvient à insérer dans ses calculs, ses puces, ses réseaux. Vaste trou noir, elle attire à elle tout ce qui passe à sa portée et étend peu à peu son domaine au monde entier, nous privant de la capacité de la penser, et donc de la contester. Et ce qu'elle ne parvient pas à soumettre tout à fait, elle le supprime et le remplace par un double artificiel qu'elle a pris soin de nettoyer de ses scories, de tout ce que la réalité peut avoir de vivant, donc d'aléatoire.

C'est dans le langage que cette civilisation morbide travaille de la manière la plus paradoxale et la plus efficace, son oeuvre y étant à la fois aussi visible qu'un panneau publicitaire lumineux dans une rue obscure, et, de ce trop de visibilité, de cette trop éclatante évidence, cachée dans l'outrance même de son exposition, rendue invisible aux regards saturés dont la machine pulsionnelle nous gratifie pour assurer notre cécité. Et c'est précisément là que Pierre le Coz porte le fer, dans une tatillonne attention à tout ce qui, dans les mots morts de la novlangue marchande, peut nous aider à ouvrir les yeux et donner du sens – ou tout au moins retrouver un peu la capacité d'en chercher. Ainsi cette écriture en spirale creuse-t-elle dans la chair putréfiée de ce « réel », revenant sans cesse sur elle-même, dans un souci de précision presque chirurgicale. Certes, cela rend parfois la lecture fastidieuse et n'est pas sans nourrir chez le lecteur un sentiment, parfois pénible, de piétinement. Mais c'est le propre d'un ouvrage dont le propos se mérite, pas toujours exempt, c'est vrai, d'une certaine présomption à réveiller les morts. Mais n'est-ce pas aussi le prix à payer pour la promesse, souvent tenue dans ces pages, de la profondeur, que cette attention méticuleuse à ce qui se dit et s'écrit, à ce qui se taît aussi sous les paroles et sous les mots ?

Dois-je l'avouer ? Au moment où j'écris ces mots, je n'ai pas encore achevé la lecture de cet épais volume (sans parler des six autres opus de cette somme littéraire). C'est qu'il est exigeant, à mille lieues des opuscules-slogans qui noient les rayons des supermarchés culturels : le Pays silencieux ne se donne pas facilement, il se conquiert, se parcourt et ne s'ouvre, comme l'Estaque de Cézanne qui orne sa couverture, que dans le cheminement persévérant et la contemplation parcimonieuse. Et peut-être cela seul suffit-il à justifier un livre qui n'a besoin d'aucune justification, si ce n'est le désir de lever un peu les yeux sur tout ce qui nous interdit, dans ce monde devenu fou, d'être debout. Il faudra donc y revenir, encore et encore, tant il est vrai que nous en avons jamais fini avec ce désir d'être des hommes.
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