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Critique de JustAWord


Qu'est-ce qu'un grand auteur ?
Cette question pourrait sembler insoluble pour beaucoup de lecteurs et de critiques, surtout par les temps qui courent.
Tout comme les réalisateurs de cinéma ou les scénaristes, les musiciens et les artistes dans le sens le plus large du thème, un auteur n'est-il pas finalement une personne dont la personnalité façonne son oeuvre ?
De loin en loin, le lecteur curieux pourra ainsi relever des particularités, des échos, des obsessions.
Et si, être un grand auteur était en réalité la capacité d'un écrivain, d'un réalisateur ou d'un scénariste à ordonner les fantômes de son propre esprit pour recréer des mondes imaginaires à la portée des autres ?
Prenons Guillermo del Toro et ses créatures fantastiques, Stanley Kubrick et ses doubles, Martin Scorsese et ses gangsters, Christopher Nolan et son rapport au temps, Antoine Volodine et ses révolutions amères, Chuck Palahniuk et ses marginaux en rébellion, Damon Lindelof et son dialogue avec Dieu… Les exemples ne manquent pas et permettent finalement de comprendre que pour marquer un genre ou un époque, un auteur doit donner de lui-même, doit être capable de transformer sa propre histoire en des récits aussi protéiformes que complexes qui parleront aux autres, et pas seulement à celui qui écrit les mots sur le papier à l'instant t.
En littérature, pour définir un grand auteur, on peut lire l'ensemble d'une oeuvre et examiner ce qu'il en transparaît à l'arrivée. Un processus complexe s'il en est mais terriblement gratifiant une fois le tableau d'ensemble achevé. Il existe cependant un accès plus « simple » dans le domaine littéraire mais aussi plus exigeant, pour l'auteur comme pour le lecteur : le recueil de nouvelles.

En matière de recueils de nouvelles, les éditions du Bélial' sont devenues des maîtres avec l'aide avec l'aide de deux anthologiques remarquables : Ellen Herzfeld et Dominique Martel. Après leur (fabuleux) travail sur Greg Egan ou Peter Watts, les deux anthologistes se sont penchés sur Ken Liu, auteur-star de la science-fiction et de la fantasy américaine dont le premier recueil, La Ménagerie de Papier, a reçu une pluie de récompenses.
À travers Jardins de Poussière, second recueil de nouvelles français de l'auteur américaine d'origine chinoise, Herzfeld et Martel offre un exemple brillant de la compréhension de l'oeuvre d'un grand auteur…mais aussi de la construction d'une collection de nouvelles fluides et intelligemment agencées pour le lecteur. Mais avant d'y arriver, quelques rappels sur Ken Liu lui-même. Né en Chine, diplômé en droit d'Harvard aux États-Unis où il émigre à l'âge de onze ans, l'auteur américain n'est pas simplement un écrivain d'imaginaire de plus puisqu'il s'emploie depuis quelques temps à traduire les oeuvres d'auteurs chinois de science-fiction tels que Liu Cixin, Chen Qiufan ou encore Baoshu. Particulièrement attaché à ses racines, Ken Liu ne se contente pas d'écrire, il joue également le rôle de passeur culturel, intermédiaire idéal entre la culture chinoise et américaine. Des casquettes et des origines extrêmement importantes lorsque l'on tente d'approcher Jardins de Poussière et, plus généralement, l'oeuvre de Ken Liu, maître es nouvelles.

Le souvenir en testament
Jardins de Poussière se compose de vingt-cinq nouvelles de taille parfois très inégales. Moins poignante dans l'ensemble que celles d'une Ménagerie de Papier, les textes présentés ici n'en sont pourtant pas moins brillamment racontés et exploités.
Pour preuve, le premier texte, Jardins de Poussière, dans lequel un artiste de bord est réveillé avant le reste de l'équipage pour sauver l'expédition du vaisseau-pionnier Sarira du désastre. Échouée sur une planète qui ensable ses panneaux solaires, l'intelligence artificielle décide de réveiller le membre le plus sacrifiable de tous pour sortir déblayer la seule source d'énergie du vaisseau. Mais voilà que de façon improbable, notre artiste décide de laisser un coin du panneau solaire recouverte de sable…pour y sculpter ses propres créations, marque d'un souvenir face à sa lente agonie face aux rayons solaires. Ken Liu raconte ici le rôle de l'artiste, expliquant non seulement la beauté de l'art en lui-même mais aussi son utilité, parfois inattendue, pour l'espèce humaine. Jardins de Poussière métaphorise une pensée primordiale de l'auteur : la création d'un souvenir, d'une trace, peut conduire à des miracles.
Les souvenirs occupent une place de premier plan dans l'oeuvre de Liu, ce ne sont pas les lecteurs de la Ménagerie de Papier qui diront le contraire. Mais avec ce second ouvrage et le travail des anthologistes, les choses s'avèrent encore plus évidentes.
Dans Une Brève Histoire du Transpacifique, un ancien ouvrier du méga-tunnel se souvient de l'Histoire, la véritable, celle que l'on cache. Il refuse d'oublier et veut apporter ce souvenir particulier aux autres.
Dans Dernière Semence, Linda, dernière survivante de l'humanité tente de laisser un ultime souvenir de notre race sur une planète lointaine.
Dans Jours fantômes, Fred et Ona apprennent l'importance de se souvenir de leur propre passé pour faire survivre tout un peuple, toute une culture.
Trois exemples parmi d'autres pour capter l'importance du souvenir chez Ken Liu, une importance qui va se pair avec deux autres préoccupations : celle de la filiation et celle de l'Histoire avec un grand H.

Compréhesion mutuelle
Depuis La Ménagerie de Papier, les fans de Ken Liu savent à quel point l'auteur américain entretient une relation complexe et fascinante avec ses parents. Une relation d'autant plus importante dans la culture asiatique qui trouve des échos particulièrement forts dans ce second recueil.
Parlons par exemple de Souvenirs de Ma Mère où Amy se rappelle les sacrifices consentis par sa mère malade pour la voir grandir en utilisant la théorie de la relativité. Magistralement adapté en court-métrage sous le titre Beautiful Dreamer, cette très courte nouvelle synthétise nombre de grands thèmes chers à Liu : celui du rapport enfant-parent, celui de la compréhension mutuelle et celui des souvenirs familiaux.
On retrouve ces thèmes dans Ailleurs, très loin de là, de vastes troupeaux de rennes où Renée Tae-O, une humaine post-Singularité habitant un monde virtuel part à la rencontre de l'univers réel avec sa mère, une Ancienne de chair et de sang qui souhaite lui faire partager son mode de vie et sa vision avant de quitter la planète.
Ken Liu ne se limite pas à raconter des histoires de parents et d'enfants, il les lie, les entremêle, tisse des relations complexes et souvent conflictuelles où les éléments imaginaire ou réels du récit séparent. Comment se comprendre dès lors ? Par l'empathie.
Mais l'empathie n'est pas chose facile, comme le démontre la nouvelle Rester dans le même univers que celle de Renée Tae-O où vivants et « morts » (en réalité des humains informatisés post-Singularité) ne se comprennent plus et où père et enfants ne comprennent non plus le désir des uns et des autres dans un monde transfiguré où l'humanité n'est plus qu'un souvenir.
Et si la question filiale semble parfaitement maîtrisé par Liu, il étend sa réflexion sur la compréhension de son prochain à d'autres niveaux.
Comprendre l'autre chez l'américain, c'est le début d'un idéal.
Dans Sauver la Face, il n'imagine pas simplement deux I.As capables de conclure les accords commerciaux les plus périlleux mais la réunion de deux cultures différentes et deux conceptions du monde différentes en abattant le racisme entre les gens. Cette histoire de père-fils et de mère-fille fustige les préjugés, trouve les dénominateurs communs et abat les murs. En trichant parfois mais pour mieux en tirer la vérité des personnes derrière leur histoire personnelle et leurs souffrances.
Ce besoin absolu de compréhension mutuelle va encore plus loin lorsque Liu s'aventure dans des univers fantasy comme dans Bonne Chasse (adaptée dans l'excellente série Love, Death + Robots) où un chasseur de Hujiling, un démon voleur de coeur asiatique, s'éprend du Hujiling en question pour finir par le comprendre enfin. L'américain, en utilisant un monde steampunk-fantasy, métaphorise l'oppression britannique sur Hong-Kong et celle des chasseurs sur les créatures surnaturelles. Jusqu'à ce qu'une étincelle d'humanité, un acte de miséricorde, change la donne.
Plus encore que l'acceptation de l'autre, Jardins de Poussière devient l'acceptation d'une culture/d'un mode de pensée. Si le périple de Barry Icke dans Long Courrier pourrait n'être qu'une uchronie de plus où les zeppelins ont fini par dominer le monde de l'aviation moderne, Ken Liu le transforme en une poignante histoire de collision, celle du monde rationnel et moderne de Barry avec celui traditionnel et superstitieux de sa femme, Yelin. Les mondes peuvent se comprendre et le souvenir, l'Histoire qui se cachent derrière peut ainsi perdurer.

Au pays des Han et de la technologie
Bien sûr, Ken Liu ne cesse jamais de réfléchir sur ce qui sépare (et rassemble), les cultures occidentales et asiatiques, lui-même fruit de ces deux opposés apparemment inconciliables.
Et pourtant, dans Empathie Byzantine, sur fond d'ONGs manipulatrices et de blockchains, l'américain invite non seulement le lecteur à réfléchir sur l'influence de l'émotion sur la rationalisation mais également à confronter brutalement les conceptions humaines des deux extrémités de la planète. Sophia d'une part, membre de RSF (Réfugiés Sans Frontières) et Jianwen, activiste et créatrice d'Empathium, une application révolutionnaire qui shunte l'influence des gouvernements et des ONGs. Sauf que voilà, les problèmes moraux sont bien plus complexes qu'une vision bichromatique des choses. Doit-on faire des sacrifices ou se fonder sur l'instantanéité de l'émotion ?
Voilà une épineuse question qui ne se conçoit d'ailleurs pas forcément de la même manière que l'on soit occidental ou asiatique. Il en va de même des considérations de Vrai Visage, merveilleuse nouvelle qui réfléchit sur la discrimination raciale et sur les réactions radicales qu'elle suscite.
Et si l'uniformisation forcée n'était pas une bonne chose ? Si la race définissait autant notre parcours que notre être ? Peut-on vraiment séparer les deux…? Doit-on vraiment le faire ?
Au-delà même de la question de racisme, Ken Liu constate les différences sur fond de crise environnemental et d'humanité égoïste, reflets multiples de personnalités individuelles déjà incapables de se comprendre. Au centre, on retrouve la plus chère des obsessions de l'écrivain : l'identité.

Qui es-tu ?
Toute la réussite des nouvelles de Jardins de Poussière et, plus généralement, de Ken Liu, se retrouve en vérité dans ce simple concept : l'identité.
Tous les personnages de Ken Liu se questionnent sur leur nature profonde. Des hybrides homme-grenouille (ou Werk) d'Animaux Exotiques aux paysans de montagnes à l'écriture si particulière dans Noeuds en passant par Dolly, la jolie poupée jetée et abandonnée par sa maîtresse ou encore Jane qui découvre la vérité d'une Saga légendaire sur un monde lointain. Tous s'interrogent à un moment ou un autre sur leur propre identité.
Plus intelligent, Ken Liu porte d'ailleurs la question de l'identité sur d'autres plans : celui de la civilisation, celui de l'humanité toute entière.
Pour Moments Privilégiés, autre extraordinaire nouvelle de ce recueil qui ne manque pas de textes remarquables, un diplômé en lettres et sciences sociales et humaines débarquent dans une entreprise de haute technologie : WeRobot.
Il finit par fabriquer un robot-rat qui ne va pas vraiment avoir les conséquences attendues pour la société. Pire, il conçoit un robot-nourrice pour soulager la peine et les souffrances des parents et qui va, lui aussi, être un échec retentissant. Chronique d'une avancée technologique manquée, la nouvelle illustre de façon superbe la question sur l'identité humaine et, plus précisément, sur la notion de parentalité.
Qu'est-ce qui rend cette relation enfant-parent si particulière et atypique ? Peut-on vraiment la remplacer avec la technologie ? Doit-on vraiment la remplacer ?
Ici, la boucle est bouclée, Ken Liu en s'interrogeant sur l'identité de notre bonne vieille race humaine remonte aux racines de notre être : nos parents. Avec eux s'écrivent l'Histoire et les Souvenirs, dans la douleur, la souffrance mais aussi la joie et l'amour.
Peut-on revenir sur le passé ? Non.
Doit-on s'en servir pour ne pas commettre les mêmes erreurs, comprendre ses propres ancêtres et la personne qui se tient devant nous ?
Absolument, toujours, à chaque instant.

Jardins de poussière n'est pas qu'un grand recueil de nouvelles, c'est aussi une façon magistrale d'agencer des histoires, de construire un ouvrage passionnant. Cette construction fluide et intelligente permet une démonstration magistrale : celle qui révèle définitivement Ken Liu comme un grand auteur de science-fiction aux questionnements humains passionnants et à la sensibilité essentielle capable de mêler réflexions technologiques et éthiques aux choses les plus intimes de l'homme.
Lien : https://justaword.fr/jardins..
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