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Critique de cprevost


Pour qui prendra le temps de fréquenter « Imperium » et subséquemment peut-être de lire cette trop longue recension, il apparaitra quelques effets salutaires de dégrisements. Frédéric Lordon met les pieds dans le plat, il adresse un message à la gauche critique : « il y a nécessairement des totalités sociales ». Dans la conjoncture actuelle où le spectre hideux du nationalisme sous sa forme substantialiste ressurgit, « Imperium » prend courageusement le contre-pied du refus réactif de penser le collectif. Il propose, avec Spinoza, de manière très détaillée et fort convaincante, de réfléchir les totalités sociales et de faire droit à l'évidence de leur existence.


L'humanité, constate Frédéric Lordon, existe à l'état fragmenté d'ensembles finis, de corps politiques, ni pulvérulents, ni totalement unifiés. Il explique dans son ouvrage pourquoi les rassemblements humains multiples ne s'effectuent pas spontanément, non plus que sous l'effet de la raison ou de la volonté. C'est la servitude passionnelle qui détermine la consistance des communautés et leur finitude. La simple survie demande de ne pas être seul et c'est la première impulsion du regroupement. Mais c'est le mécanisme de l'imitation des affects qui est surtout à l'origine des compositions les plus larges (rejoindre le groupe le plus puissant qui offre la meilleure protection ; aimer haïr ensemble ; s'aimer soi-même collectivement et individuellement par la participation imaginaire aux accomplissements du groupe ; conjurer collectivement l'inquiétude axiologique quant à ses valeurs et ses manières). L'engagement dans une forme de vie est ainsi l'effet d'une détermination passionnelle, inscription en nous-même d'habitudes, c'est-à-dire de manières de sentir, de juger, de désirer qui ensemble font une manière de vivre. Mais si l'adhérence à une forme de vie est passionnelle et n'est pas l'effet de notre volonté libre, elle n'en est pas pour autant obscure. Elle s'accompagne toujours d'un cortège d'idées afférent à la chose affectante et réciproquement détermine toujours les idées que nous accueillons conformément et en relation avec elle.


Les corps politiques sont donc multiples mais aussi différents, distincts. Les regroupements par association s'arrêtent quelque part et se discriminent nécessairement. Ils font consistance sous l'effet d'affects communs spécifiques qui les tiennent assemblés, limités et dissemblables. La fragmentation, inscrite territorialement, peut s'effectuer suivant n'importe quelle ligne de fracture (religion, nation, classe …). Il faut, nous dit Frédéric Lordon admettre l'évidence des fragmentations, ne pas renoncer à les penser vraiment, ne pas les minorer car on ne saurait les concevoir. Les corps politiques sont une union de personnes composée sous un certain rapport et c'est ce certain rapport qui les caractérise. Il faut saisir la variété des corps et notamment des Etats nations, non par la nature substantielle de leurs parties, mais par le rapport qui les compose nécessairement en une union. Il faut noter à ce propos, qu'en raison de leur complexité et de la diversité de leurs parties, leur intégration n'est jamais complète, leur rapport plastique et changeant. Une totalité sociale invariante est donc une pure fiction et la nation éternelle un leurre. Les menées agressives de la souveraineté et la pathologie nationaliste ne sont donc, en aucune manière, des tares consubstantielles de l'Etat nation. Pourtant, affranchi de l'appartenance nationale, nous le sommes jamais tout à fait, tant nous sommes immergés, pliés, marqués au sceau du groupe, tant nous lui devons en définitive notre façon de penser. Pour cela, l'hypothèse irréaliste post-nationale, qui prépare l'incontournable national étendu, a inévitablement toutes les caractéristiques du national exécré. L'universel de la citoyenneté est nécessairement limité aux nationaux à l'exclusion des autres.


Les corps politiques sont donc multiples, différents mais aussi inévitablement verticalisés. Les collectivités humaines sont plus qu'une simple addition d'individus, de sujets libres et autonomes qui s'exprimeraient projectivement dans l'idéal de souveraineté des collectivités (sophisme de composition). Elles sont une composition qui fait surgir un supplément. le groupe s'auto affecte en effet d'une manière qui excède l'action de chacun de ses membres, faisant surgir à partir d'eux (immanence) mais au-dessus d'eux (transcendance) quelque chose qui les dépasse tous (transcendance-immanente). Les collectivités humaines (de taille significative), qui se forment, projettent au-dessus de tous leurs membres des productions symboliques de toutes sortes, que tous contribuent à former bien que tous soient dominés par elles. Ils ignorent d'ailleurs en être à l'origine. C'est là le travail de l'imperium (tout ce que la multitude fait à la multitude), de la puissance de la multitude sur elle-même. Il y a là passage du sujet individuel au sujet en corps. La multitude se représente le plus souvent en sujet absolu alors qu'elle est en l'occurrence objet d'elle-même. Il y a du social et de la société, nous dit Frédéric Lordon, qu'à partir du moment où se produit, hors d'atteinte et hors de contrôle, cette excédence du social, du tout sur les parties. Il y a ainsi débordement par la puissance du collectif des individus qui se croient libres et souverains, perte inévitable d'une certaine simplicité, transparence, immédiateté du contrôle de soi, bref il y a une perte indéniable de la plénitude de la souveraineté.


Les corps politiques sont donc multiples, différents, verticalisés mais aussi invariablement capturés. Frédéric Lordon remarque que la capture est la fatalité de la transcendance-immanente. La division du travail, c'est le commencement de la capture et du pouvoir séparé (conception et exécution, fonction de synthèse et de coordination …). Il se trouve, comme cela ne nous a pas échappé en effet, toujours des gens pour prendre la tête de l'affect commun, pour faire oublier la phase ascendante de formation des corps et pour faire accroire à la multitude qu'ils sont seuls à l'origine de la phase descendante (qui apparaît alors, à tort, comme pure transcendance des hommes providentiels). La puissance de la multitude, qui passe alors sous le régime des institutions (instances de transit de la puissance de la multitude), est convertie infailliblement en pouvoir des capteurs. La fabrique des résultantes des forces affectives collective et la capture de l'affect commun, c'est ce qui définit la politique. Cependant, l'imperium n'est aucunement le corps politique substantiellement institué mais, encore une fois, seulement le principe originel par lequel le groupe, à partir de ses propres membres, secrète le pouvoir d'affecter ces derniers, c'est-à-dire le pouvoir de leur faire quelque chose et subséquemment de leur faire faire quelque chose. Cette matrice de tous les pouvoirs politiques, c'est ce que l'on peut nommer Etat général. La question cependant de ce qu'il advient de cette puissance saisie, c'est à dire dans quelles mains elle tombe et quel est son agencement institutionnel, reste constamment ouverte à la détermination de la politique institutionnelle.


Les corps politiques sont donc multiples, différents, verticalisés, captifs mais aussi stables en raison du débordement du social (Etat général). Les convenances passionnelles, les seules qui soient à la portée des hommes sous le régime de la servitude, nous dit Frédéric Lordon, sont essentiellement contingentes et instables, toujours susceptibles de se défaire après s'être nouées par imitation irraisonnée. Il est nécessaire que les collectifs passent un point de consistance qui les fait persévérer dans leur être. Les corps politiques se gagnent, se maintiennent et n'existent que dans la balance qui fait prévaloir les forces passionnelles de la convergence sur celles de la divergence. La persévérance ou la décomposition dépendent donc des proportions, toujours modifiables, de ces forces. Aussi, le collectif (de taille significative), avec ses inévitables variations, se maintient toujours autour d'un principe vertical, celui de l'imperium. C'est ce travail du vertical qui permet le maintien du corps politique. Aussi, sous le règne de la servitude passionnelle, l'irréductible part de la disconvenance, malheureusement et n'en déplaise aux « Nuits debout » ou autres « Mouvements des indignés», ôte à l'horizontalité radicale généralisée des groupements humains le moyen de produire leur propre cohésion.


Regroupement-différentiation, verticalisation-stabilisation et captation, tant de déterminisme spinoziste vous laisse bouche ouverte et bras ballants. Pourtant, la modification, affirme « le chercheur au Monde Diplomatique et journaliste au CNRS », est toujours possible. Les corps politiques sont constamment travaillés. La stabilité des formations n'est jamais qu'apparente et leur persévérance gagnée dans une constante lutte des affects : affects communs contre affects locaux. le droit du « souverain » est en vérité la volonté de la partie la plus forte de la multitude, la naissance d'un affect d'indignation, qui le remette en cause, est donc toujours possible. La disconvenance garantit le mouvement et l'histoire. La mémoire est en effet inscription corporelle. Elle est marquage-pliage du corps entier, tracé au fil des expériences propres, traçage qui donne à ce corps sa disposition et sa figuration particulières, ce que Spinoza nomme son ingenium. L'ingenium est la mémoire des pratiques de ce corps, la stabilisation durable de ses manières et par suite la récapitulation de ses susceptibilités affectives en sa composition contemporaine. Ce que peut un corps politique, bien ou mal plié, c'est son ingenium qui le dit. Les corps sont tracés et retracés par les expériences au travers lesquelles ils passent et les manières elles-mêmes sont offertes à la possibilité de la modification. Ainsi, il y a des manières de vivre les manières (méta manières : agressives ou aimables, fermées ou ouvertes, fixées ou mobiles) qui offrent la possibilité de la modification (la fixité des manières étant le corrélat des imaginaires de l'identité substantielle et de la nation éternelle).


Est-il possible de se réapproprier le pouvoir aujourd'hui séparé et d'envisager des tracés autres ? Est-il possible que la multitude communique plus directement avec sa propre puissance et constitue un nouveau régime des affects communs ? La réponse de Frédéric Lordon à ces questions est évidemment positive mais contingente. D'une part, il est possible que la multitude s'affranchisse de sa sujétion à ses frais et prenne conscience de l'immanence de la transcendance-immanente. Un long chapitre (Anthropologie de l'horizontalité) est consacré à cette question dans « Imperium ». La sous détermination de la nature humaine telle que l'a définie l'auteur et qui appelle sans cesse un complément que seul peut fournir les évènements, est par là même en effet ouverte à toutes les interventions de l'histoire. C'est par le remaniement de ses habitudes qu'un corps politique accède à un régime supplémentaire de puissance. Passer dans une autre habitude, celle de la majorité ; refaire un autre pli, celui de l'égalité, permettrait incontestablement la transition du corps politique vers un régime de puissance augmentée. D'autre part, même si la manière des hommes d'entrer en rapport, de faire groupe échappe en partie à la transparence de la délibération, même si elle est l'effet du travail que la multitude fait sur elle-même et dont elle affecte chaque membre, l'extension des productions horizontales est largement ouverte et il faut, nous dit l'auteur, s'efforcer de l'ouvrir d'avantage. le projet politique conserve donc tout son sens, même si son déploiement s'effectue en permanence dans l'élément de l'excédence et sous le surplomb de la verticalité. En premier lieu, ce que le pôle totalisateur décide de faire tomber sous son ressort, ce qu'il décide de laisser en dehors, c'est un partage subséquent et contingent. Il s'apprécie selon la manière qu'il a tranché son indétermination, c'est-à-dire défini le partage de ce qu'il prend et laisse à l'auto organisation des niveaux inférieurs Ainsi, les petits nombre, par exemple, ont la propriété de ne pas rendre certain les gradients de pouvoir du travail socialement divisé et leur hiérarchie. Ainsi, la souveraineté populaire comprise comme capacité d'une collectivité à se rendre consciente et maitresse de son destin, s'oppose à la souveraineté stato-nationale comprise comme latitude des gouvernants à disposer totalement des leviers de l'action étatique. En second lieu, rien n'exclue non plus la possibilité, dans le principe seulement tant il semble à l'époque présente infigurable, d'un tracé alternatif à l'Etat nation actuel, cela naturellement à la condition expresse de pouvoir constituer un nouvel affect commun suffisamment puissant.


La modification vers l'universel, au moment où règnent sans partage les particuliers statonationaux, est-elle envisageable ? Ses possibilités, pour Frédéric Lordon, sont bien réelles et il en arpente longuement toutes les pistes dans le dernier chapitre de son livre. Cependant, elles sont limitées puisque qu'elles s'accommodent aujourd'hui d'une inégalité de l'universel de la citoyenneté entre nationaux et non nationaux ; elles sont également asymptotiques puisqu'elles supposent l'affranchissement de tous les particularismes, l'appel à l'humanité générique de tous les hommes comme sortie de la servitude passionnelle milieu où naissent toutes les particularisations. L'universel de la raison est donc un but réel mais sans aucun doute hors de portée. Il faut pourtant tenter de créer toutes les conditions « affectives », institutionnelles pour tendre vers lui et s'extraire de la servitude passionnelle conclut avec un bel optimisme l'auteur.
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