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Critique de Woland


Professor Unrat oder Das Ende einen Tyrannen
Traduction : Charles Wolff


Voici un roman zolien. Zolien mais non naturaliste : "Professeur Unrat", qui n'a pu échapper dans cette édition au sous-titre "L'Ange Bleu", tient plus de l'école réaliste, sans ces emportements de mots, ces vagues de descriptions quasi palpables qui caractérisent Zola et le rendent, d'ailleurs, inimitable. Avant de vous y plonger, préparez-vous aussi à faire le vide, cinéphiliquement parlant : car "Professeur Unrat" n'a pratiquement rien en commun avec "L'Ange Bleu" de von Sternberg.

S'il fallait absolument établir un lien cinématographique avec l'oeuvre d'Heinrich Mann, ce serait aux images sautillantes et inquiétantes du "Cabinet du Docteur Caligari" et, de façon générale, à l'atmosphère si difficile à décrire qui hante les grands films expressionnistes de la UFA - là où certains ont vu la prémonition de la tempête nationale-socialiste, prête à s'abattre sur le pays tout entier pour tenter de lui arracher son âme - qu'il conviendrait de se référer. Dès les premiers chapitres, l'errance d'Unrat, à la recherche de cette Lola Fröhlich qui, selon lui, a perverti ses élèves et complote d'en pervertir beaucoup d'autres, se déroule dans une ville dont les ténèbres et les lumières évoquent la cité hanséatique chère au Murnau de "Nosferatu" ou les fêtes foraines choisies par Paul Leni et Robert Wiene pour y faire évoluer leurs assassins.

Le film de Sternberg, lui, bien qu'inoubliable, n'appartient pas à cette famille. le monde en décomposition qu'il restitue est celui du cinéaste, si fasciné par sa relation avec la Femme que c'est cette relation, et non celle de l'Unrat original, qu'il reproduit. La Lola-Lola interprétée par Marlène Dietrich, qui exhibe ses jambes et ses porte-jarretelles coquettement juchée sur un tonneau, est le prototype même de la garce sans grande imagination, qui domine l'homme parce que celui-ci, déjà faible par nature, aime en outre à se laisser dominer. de plus, les conventions de l'époque voulaient une fin morale et le retour d'Unrat-Emil Jannings dans son ancienne classe, sa façon un peu trop démonstrative de s'affaler, en larmes, sur son ancien bureau, n'est là que pour satisfaire le censeur et une certaine partie du public. Mais tout cela, il faut le répéter, n'a rien de commun avec le roman d'Heinrich Mann dont Sternberg n'a retenu que le nom du héros, probablement en raison du jeu de mots qu'il autorise en langue allemande.

Ce qui étonne certainement le plus dans la lecture de "Professeur Unrat", c'est que le personnage féminin central, baptisé Lola Fröhlich par son créateur, finit bel et bien par tomber amoureuse du professeur Raat - que l'on surnomme "Unrat"(= ordure) depuis si longtemps que personne ne sait plus très bien qui fut le premier à le faire. Pendant la seconde moitié du roman, Raat, que l'on a démis de ses fonctions professorales en raison de sa liaison, et Lola, devenue très officiellement son épouse, forment un couple aussi surprenant qu'impitoyable. En effet, la haine ressentie par l'ancien professeur envers à peu près toute la ville le conduit, après son union avec Lola, qu'il domine tant moralement que physiquement, à tenir table ouverte et à y attirer, grâce à la beauté de sa femme et sa science de se faire désirer sans jamais accorder grand chose en retour, tous les notables. Ceux-ci paient toutes les dépenses du couple et, le peu qui reste dans leurs poches, ils le perdent avec enthousiasme aux tables de jeu installées chez leurs hôtes.

L'enseignant proche du rat teigneux et trop souvent incontrôlable dans ses colères que Mann nous présentait dans les premières pages de son livre s'est transformé en un homme froid, calculateur, qui accepte désormais sans broncher qu'on l'appelle "Unrat" et ne vit plus que pour deux sentiments : sa passion pour Lola et la misanthropie obsessionnelle qui guide sa vengeance.

Subsiste cependant en lui un talon d'Achille qui finira par le perdre : la certitude - d'ailleurs infondée - que sa Lola est amoureuse depuis toujours de Lohmann, l'un des élèves dissipés par l'intermédiaire de qui il a rencontré la jeune femme. Les trouvant un jour en conversation dans son propre salon, alors que Lola avait promis de ne jamais recevoir le jeune homme, l'ancien professeur voit rouge et se précipite pour tuer sa femme. Ce qui n'empêchera pas celle-ci de le suivre dans le panier à salade qui les emporte peu après tous les deux vers la prison de la ville ... La fin est d'ailleurs ouverte et l'on peut s'imaginer que, après un bon sermon ou une brève condamnation, le couple infernal reprendra du service, ici ou ailleurs.

Irrésistiblement, cette description d'une passion si absolue qu'elle mène celui qui la ressent, pourtant homme cultivé et au caractère fort, à la déchéance sociale, puis à la prison et, dans le meilleur des cas, à la continuation d'une existence de couple plus ou moins vouée à un proxénétisme mondain, fait songer à Zola. C'est encore à Zola qu'on songe lorsque Mann oublie tout bonnement de nous expliquer ce que Lola, jeune et pleine de vie, peut bien trouver à son vieux professeur amateur de grec dans le texte. On est d'autant plus perplexe que, en ce qui concerne les sentiments des autres personnages, l'auteur se montre bien plus prolixe lorsqu'il s'agit de les expliciter.

En dehors de cela, le style se cantonne à un réalisme tranquille : ni peu, ni trop de descriptions, des phrases simples, un langage à la portée de tous. Oui, on est loin de la perversité alambiquée et somptueusement glauque de Sternberg et Dietrich, perversité qui ne recouvre en fait qu'une situation banale : un homme trop âgé, d'un certain milieu, déchoit par amour pour une garce de café-concert, beaucoup plus jeune que lui et qui ne voit en lui que son portefeuille.

Au cinéma, le clinquant, les paillettes et l'apparence, au roman la profondeur et le mystère des passions humaines. Lisez "Professeur Unrat" et découvrez qu'Heinrich Mann n'avait rien à envier à l'auteur de "La Montagne Magique." ;o)
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