AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Pecosa


Les Mille et Une nuits sont catalanes, Shéhérazade se nomme Forcat, un homme sorti de nulle part. Susana, une jeune tuberculeuse recluse, et son ami Daniel, sorte de Prince d'Aquitaine à la Tour abolie sont ceux à qui il raconte ses histoires. Dans les récits de Forcat, Aladin et Sinbad ont fait place à Joaquim Franch alias Kim, le père de Susana, un combattant républicain réfugié à Toulouse, ville de repli des guérilleros espagnols. Kim est un résistant qui vient de quitter la France à la demande de Michel Lévy, son chef de réseau cloué sur un lit d'hôpital à cause des tortures infligées par Hans Meiningen, le chef de la Gestapo. Kim est parti pour Shanghai afin de protéger la belle Chen Jing, épouse Lévy, du dangereux trafiquant Omar Kruger, qui n'est autre que le nazi qui l'a réduit en miette et l'a fait déporter. Lévy a conservé la balle qui lui a détérioré la colonne vertébrale. Quand l'intrépide Kim l'exécutera, il la glissera dans sa bouche, en guise de signature.
Daniel dont le père républicain est mort à la guerre et son amie Susana attendent avec impatience le récit de Forcat, et l'arrivée des lettres de Kim expédiées depuis la Chine.
Un jour pourtant débarque dans la Barcelone grisâtre de 1948 un autre guerillero, Denis, qui a tout perdu pendant la guerre. Les contes chinois volent en éclat, comme volent en éclat l'innocence des jeunes protagonistes, les illusions des personnages, et les rêves d'heureux lendemains.

Magnifique roman que ces Nuits de Shanghai, ou plutôt ce sortilège qui envoûte les enfants, et les fait voyager jusqu'à la mythique ville chinoise, et ses lieux interlopes, loin, bien loin de l'Espagne mortifère hantée par la guerre. C'est un Marsé jeteur de sort au sommet de son art, qui dresse un portrait crépusculaire d'une Barcelone d'après-guerre peuplée par des veuves et des orphelins, des gens affamés, des taupes, des maquis et des guérilleros qui vont et viennent.
Hommage au cinéma américain des années 40 et 50, le titre original est un clin d'oeil au film The Shanghai Gesture de Josef von Sternberg, dans lequel Gene Tierney partageait l'affiche avec Victor Mature. Les aventures de Kim, peuplées d'aventuriers sans scrupule, de Chinoises fatales, sentent l'opium et le jasmin. Ce sont des « chinoiseries » (les « cuentos chinos » en espagnol sont des bobards) empruntées aux romans de gare ou au cinéma américain. Les héros y sont des perdants magnifiques, comme Bogart dans Casablanca, ou des cyniques sans scrupule comme George Macready dans Gilda.
La trame narrative perd le lecteur dans le temps et l'espace mais Marsé l'envoûte comme le fit jadis Shéhérazade.

« Au milieu de l'agitation frénétique et du mélodieux brouhaha des quais, quelques secondes avant de monter dans la voiture qui est venue le chercher, Kim se sent enveloppé dans ces instants magiques où le coeur pressent des choses que la raison ne peut comprendre, et subitement il est assailli par une certitude: ce qui l'attend ici, et qu'il perçoit dans l'air, ce qu'exsude le fleuve pestilentiel et qui flotte dans l'atmosphère humide et suffocante de Shanghai, ce n'est pas ce qu'il est venu chercher, ce n'est pas l'accomplissement d'une vengeance ou un règlement de comptes avec l'histoire, ce n'est pas la balle infaillible que mérite un criminel, ni la compassion pour un ami invalide, et ce n'est pas même le désir ou l'espoir d'amener ici Susana, un jour point trop lointain, mais quelque chose de bien plus profond et de secrètement désespéré: le désir inavoué, la douloureuse anxiété d'effacer avec cette dernière balle tout vestige d'un passé qui l'écrase, de réussir à faire disparaitre une fois pour toutes la plus petite trace d'une humiliante et interminable défaite. » A SUIVRE.
Commenter  J’apprécie          556



Ont apprécié cette critique (51)voir plus




{* *}