Le roman est héritier d'un réalisme littéraire qui cherche à donner à voir au lecteur une réalité objective mais vivante dans un monde marqué par les clivages des classes sociales et des confessions religieuses : un narrateur extradiégétique et omniscient présente au lecteur les scènes qui se suivent les unes les autres avec ce qu'il faut de descriptions des visages qui trahissent des émotions, quelques épanorthoses qui sont autant de tentatives de solliciter l'acuité du lecteur pour rendre réelle la réflexion des personnages, des discours directs pour rendre le récit vivant et réaliste, des descriptions de lieu (la maison des Thibault, l'appartement d'Antoine, la maison de Fontanin, l'appartement de Jacques…) pour créer des images chez le lecteur et lui donner la possibilité de voir les événements du récit, des focus successifs sur chaque personnage (la fugue à Marseille, la visite de Thibault père chez le prêtre, la vie du médecin Antoine) pour poser un caractère, passer sous silence des personnages qui réapparaîtront plus tard (la vie d'Antoine), des scènes épiques (l'agonie de Thibault, la visite de Thibault chez le prêtre, la réunion au sujet de Jacques)… le fond est également héritier de ce réalisme littéraire : les classes sociales y sont clairement représentées sans possibilité de mélange entre elles, le récit s'attache à l'évolution de la famille Thibault avec une importance particulière portée au respect des conventions religieuses et morales. Enfin, les marques de l'époque sont visibles (les traits « sémites » de tel personnage, le marquage des différences entre protestants et catholiqes, le prêtre directeur de conscience, la joie de vivre africaine, etc), avec toutefois, comme dans "Jean-Christophe" (de Romain Rolland), quelques allusions à une certaine modernité de sujets (l'homosexualité, l'opinion offensée des Fontanin sur une maladresse de Jacques qui tend à limiter l'éducation des femmes par inutilité sociale, l'attrait de la vie en Afrique, l'euthanasie). Somme toute, le mode d'écriture se rapproche des conceptions classiques : des personnages nobles font preuve de noblesse d'âme. C'est donc sans grande surprise que l'on suit les aventures de la famille (évidemment Antoine n'est pas homosexuel, la Fontanin ne sombre pas dans le désespoir de son mari volage mais fait face avec une grandeur d'âme à la hauteur de son rang, les petites gens sont de bons travailleurs et bien valeureux qui méritent le respect malgré leurs grands défauts et leurs faiblesses d'âme…), mais enfin, le tout se lit sans déplaisir. Il faut noter deux passages particulièrement plaisants : le rapport de forces et le jeu d'influence entre le père Thibault, qui ne veut pas échapper au paradis mais compte bien ne pas renoncer à ses idées, et le prêtre intransigeant et malin qui ne souhaite pas faire preuve lui-même d'abus de pouvoir : toute l'hypocrisie de la piété religieuse est traduite ici par la crainte du fidèle de commettre un péché sur le critère de jugement du prêtre - le convaincre, c'est échapper au péché - et la difficulté pour le prêtre d'évaluer la sincérité de son pénitent ; et l'agonie du père Thibault à qui son fils médecin Antoine ment quant à ses possibilités de guérison. le tragique sublime naît de la grandeur d'âme des personnages, Antoine, fils au caractère fort et raisonné qui se tient au parti pris de soulager la douleur morale de son patient quand la fin est inévitable, et le père trop fier et angoissé à l'idée d'une réponse positive posée à une question trop directe et qui préfère opter pour des stratagèmes détournés pour en apprendre davantage. C'est le destin qui point dans cette confrontation, qui seul mène le fils à la douleur et le père à la mort, en forçant cependant ceux-ci à rigidifier leur posture pour maintenir un lien social et une légitimité de la vie. Entre ces deux passages qui encadrent les romans du tome, on s'ennuie sans déplaisir à approfondir ses connaissances de ces personnages très comme il faut dans une société bien figée… dont les contours promettent néanmoins de changer : la guerre est annoncée par un responsable politique, le lecteur sait que Daniel effectuera son service militaire jusqu'à l'été 14 et que Jacques en est exempté, Antoine a déjà été confronté à des demandes d'euthanasie, qu'il a refusées mais l'ont ébranlé, l'éloignement de Rachel avant la guerre pourrait bien lui permettre de revenir à quelque instant critique. Se pourrait-il que le bouleversement de la guerre fasse éclater cette société si rigide…
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