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Critique de Apoapo


Apoapo
11 décembre 2022
Plus souvent que la bienséance ne le permet, (j'ai cassé les oreilles de) j'ai doctement exposé à mes amis ma théorie selon laquelle le mythe des Amazones constitue l'archétype psychanalytique sur lequel se fonde, depuis la plus haute antiquité et jusqu'à aujourd'hui-même, fortement réactualisé, l'ensemble du sexisme en Occident. Quel a été mon enthousiasme à découvrir cet ouvrage qui, sous un angle parfaitement féministe, s'attelle à analyser la réalité historique des Amazones, et ce qui, dans leur mode de vie égalitaire entre hommes et femmes, était tellement inaudible pour les Grecs (et pour les autres peuples sédentaires de l'Antiquité), qu'ils ont transmis leur histoire sous forme de mythe ! Indirectement, et par un argumentaire complètement différent du mien, ma propre théorie est ainsi démontrée par ce travail d'une envergure quasi encyclopédique qui reprend un à un tous les éléments mythologiques sur les Amazones et les croise avec les réalités historiques connues désormais en se valant des dernières découvertes archéologiques, ethnologiques, linguistiques, et ce depuis le néolithique et sur une étendue recouvrant l'ensemble du continent euro-asiatique.
Il s'agit donc de distinguer entre d'une part ce que l'on peut connaître aujourd'hui du mode de vie des peuples nomades des steppes d'Eurasie, y compris des événements historiques qui les ont mis en contact (souvent belliqueux) avec les sédentaires qui ont laissé de documents écrits les concernant et relatifs à ces rencontres, et d'autre part les représentations artistiques afférentes (plus de 1300 vases grecs représentant des Amazones, des scènes d'amazonomachies comme bas-reliefs et décorations de sarcophages gréco-romains, des mosaïques, etc.) ainsi que les éléments mythologiques grecs issus des tragédies et des poèmes épiques qui nous sont les plus connus jusqu'à nos jours : les Amazones formant des sociétés de guerrières uniquement féminines, ne rencontrant des hommes que pour procréer, puis tuant ou estropiant leurs enfants mâles, se mutilant un sein, représentées par une héroïne-reine qui rencontre le héros face auquel elle s'oppose et finit par périr... Se profilent donc plusieurs distinguos entre sources littéraires et historiques même antiques, entre l'hypothèse d'une antériorité des mythes sur L Histoire et celle de certains invariants dans le temps et dans les différents espaces géographiques, mais aussi entre les représentations picturales et littéraires (nues ou habillées ? un ou deux seins ? érotisées ou rabaissées ? quels habits, quelles armes et quels tatouages ?, etc.), et naturellement les différences qui apparaissent dès lors que l'on sort du corpus grec, qui lui-même s'étend depuis l'épos homérique jusqu'aux historiens de l'Antiquité tardive tels Orose et Jordanès (cf. cit. 1), pour y intégrer notamment les sources perses antiques, les sagas caucasiennes (qui ne sont pas encore entièrement transcrites, étudiées et traduites dans les langues occidentales), les chroniques chinoises et jusqu'aux écrivains-voyageurs occidentaux modernes... Mais ce traité ne se limite pas à répertorier et analyser de telles distinctions : il s'attelle, dans un plan qui sépare L Histoire des récits, l'ici de l'ailleurs, à expliquer les possibles raisons de ces différences. Dans le croisement entre les diverses sources, en d'autres termes, il n'est pas question d'établir des hiérarchies de valeur ni de vraisemblance, mais de dégager des hypothèses sur la création de tel ou tel autre élément mythologique à partir des éléments de connaissance dont nous disposons : une méthodologie interdisciplinaire que j'ai moi-même défendue et utilisée jadis...
Et d'abord, qu'entendons-nous par Amazones ?
« […] Les femmes que nous appelons Amazones appartiennent aux groupes suivants :
1. Des archères nomades des steppes à cheval. La réalité historique de femmes de type Amazones contemporaines des anciens Grecs est désormais bien documentée par les découvertes archéologiques. La vie de ces femmes bien vivantes, contreparties des Amazones légendaires, nous est connue grâce aux fouilles des tombes, à l'analyse scientifique des restes humains et des objets retrouvés et aux études ethnologiques, linguistiques ainsi qu'aux sources historiques anciennes et modernes.
2. Les reines Amazones Hippolytè, Antiope, Penthésilée et d'autres Amazones de la mythologie classique. Les aventures et les biographies de guerrières qui combattaient les Grecs ont pris forme dans un imaginaire propre aux narrations entremêlé avec des morceaux de réalité venus de la vie des nomades des steppes. […]
3. Les guerrières des traditions non grecques de la mer Noire à la Chine. Des héroïnes de type Amazones apparaissent dans les histoires d'amour égyptiennes, les légendes perses, les traditions épiques du Caucase et d'Asie centrale et dans les chroniques chinoises. Ces histoires non grecques sont très différentes du lugubre scénario mythique grec qui condamne les Amazones à la défaite et à la mort. […] Quand les sociétés non grecques avaient comme ennemis des combattantes, de nombreux récits rapportent combien les guerriers auraient souhaité avoir ces Amazones comme amoureuses, compagnes et alliées plutôt que de devoir les tuer. » (pp. 56-58)

Les thèses démontrées par Mayor sont les suivantes. Les Amazones ne sont pas le fruit d'une légende grecque, mais elles représentent une dynamique narrative entre la description des populations nomades scythes avec lesquelles les peuples sédentaires limitrophes sont entrés en contact et la transformation mythologique de ces rencontres. Les points de contact géographique ont été principalement le pourtour oriental de la mer Noire du Nord et du Sud : entre le Danube, la mer d'Azov, le versant septentrional de la mer Caspienne jusqu'à la mer d'Aral, côté nord, et le Pont-Euxin à l'est de Sinope, la Colchide–Transcaucasie, le versant méridional de la mer Caspienne jusqu'à la Parthie, la Bactriane, la Sogdiane et le Khorezm, côté sud, avec des incursions en Thrace et en Troade, et à travers l'Empire perse, jusqu'en Égypte, et enfin en Asie centrale jusqu'à la Mongolie et au nord de l'Afghanistan. le mode de vie des Scythes des steppes d'Eurasie a été déterminé par la domestication du cheval, qui remonte environ au cinquième millénaire av. J.-C., et est demeuré sensiblement inchangé jusqu'au seuil de la modernité. Cette domestication, ainsi que des conditions climatiques rudes, a provoqué une économie guerrière fondée sur le raid et la razzia. Dans ces conditions :
« Le cheval est le grand égalisateur entre hommes et femmes des steppes. Il est certainement à l'origine de a remarquable égalité entre les genres chez les nomades. Une cavalière sachant tirer à l'arc pouvait être l'égale de l'homme dans une bataille. Monter à cheval a libéré les femmes en leur garantissant une liberté de déplacement et une vie extérieure exaltante, stimulante. Chez les Grecs, seuls les hommes bénéficiaient d'une telle indépendance physique en plein air ; l'idéal grec voulait que les femmes soient confinées à l'intérieur de leur maison. […] Comme les filles pouvaient apprendre à monter, à dompter et à contrôler les chevaux, mais aussi à tirer à l'arc aussi bien que les garçons, la culture des steppes était un environnement idéal pour que les femmes se réalisent en tant que chasseuses et combattantes à cheval. » (p. 226).
Reste la démonstration psychanalytique la plus compliquée, que je me permets de compléter avec mes propres mots, mais très certainement sans trahir l'esprit ni les formidables recherches d'Adrienne Mayor. Une telle égalité entre les genres, qui prévoit la possibilité d'une prise de pouvoir grâce à des capacités particulièrement prononcées de la part d'une femme autant que d'un homme, qui a aussi pour conséquence la plus grande liberté possible dans les moeurs sexuelles, n'impose pas l'élément mythique d'une société composée uniquement de femmes. Elle n'impose pas non plus nécessairement la symétrie entre l'héroïne amazone et le héros grec ni leur opposition. Et certainement pas l'issue fatale pour l'Amazone d'une rencontre-affrontement-amour impossible avec ledit héros. Pourtant dès lors que l'égalité est impensable, la solution de facilité me semble logiquement être celle de l'image inversée, aussi bien individuelle : l'héroïne identique au héros mais « au féminin », que collective : la société invisibilisant ou minorant les hommes par la violence. La mutilation du sein droit semble elle aussi relever de cette inversion de la séduction et de l'érotisation, et il est probable que cela explique également que les représentations picturales, par contre, étaient généralement beaucoup plus érotisées que les récits littéraires. de là à théoriser l'angoisse archétypale de l'hypothèse d'une société puissante, même en termes militaires et organisationnels, dans laquelle les hommes seraient superflus, redondants ou obsolètes, et le surcroît de violence sexiste qu'une telle angoisse provoque(rait), un pas est franchi par moi, réfléchissant sur le présent, qui ne l'est pas par l'autrice qui étudie le passé.



Table des matières [abrégée] avec appel des cit.

Préface [Par Violaine Sebillotte Cuchet]

Prologue : Atalante, l'Amazone grecque

Première partie : Qui étaient les Amazones ?

1. Anciennes énigmes et mythes modernes
2. Scythie, patrie des Amazones [cit. 1]
3. Les Sarmates, une histoire d'amour

Deuxième partie : Guerrières historiques et traditions classiques

4. Ossements : archéologie des Amazones [cit. 2]
5. Un ou deux seins ?
6. La peau
7. Des Amazones dénudées
8. Sexe et amour
9. Drogues, danse et musique [cit. 3]
10. La manière Amazone [cit. 4]
11. Chevaux, chiens et aigles
12. Qui a inventé le pantalon ?
13. Armées et dangereuses
14. Quels noms portaient les Amazones ? Quelles langues parlaient-elles ? [cit. 5]

Troisième partie : Les Amazones dans le mythe, la légende, L Histoire grecque et romaine

15. Hippolytè et Héraclès
16. Antiope et Thésée
17. La bataille d'Athènes
18. Penthésilée et Achille à Troie
19. Les Amazones et la mer
20. Thalestris et Alexandre le Grand [cit. 6]
21. Hypsicratia, le roi Mithridate et les Amazones de Pompée

Quatrième partie : Au-delà du monde grec

22. le Caucase à la croisée des chemins de l'Eurasie [cit. 7, 8]
23. La Perse, l'Égypte, l'Afrique du Nord, l'Arabie
24. L'Amazonistan d'Asie centrale [cit. 9]
25. En Chine [cit. 10]
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