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Critique de willymjg


1968, Nord Viêt-Nam. Pour avoir chanté dans un orchestre de chansons désormais considérées comme déviantes, le jeune Lôc est arrêté, torturé puis condamné aux travaux forcés.

2020, Belgique. La narratrice ne connait pas Lôc Vàng, ni de visage ni de nom.
Je n'ai jamais entendu parler de lui jusqu'à ce jour, il y a deux ans et demi, où un général, ou plutôt un ex-général, m'envoya un mail. « Chère Tuyêt-Nga, accepteriez-vous de traduire en français un livre écrit par un compatriote vivant au pays et retiré de la vente par les autorités ? ».
Je connais le général.
Toute la diaspora vietnamienne connaît son histoire.
Officier de l'Armée populaire pendant la guerre du Viêt-Nam (VN), il occupait un rang assez important au sein du Dang, le parti communiste, pour figurer sur le perron du Palais de l'Indépendance de Saigon lorsque, le 30 avril 1975, le Sud remit sa reddition au Nord. Celle-ci clôturant une guerre longue de 20 ans. le moment était historique.

- Pourquoi cet ouvrage a-t-il été retiré de la vente par le régime ? voulus-je savoir, alors que je savais déjà.
- Pour atteinte à la sécurité de l'Etat me répondit-il, en effet.

Le tort du livre était d'avoir été bien accueilli par le public à sa sortie, un succès qui lui avait valu l'attention des autorités lesquelles, se penchant sur lui et l'ayant déclaré subversif, avaient ordonné sa saisie, l'interdiction de le lire et celle de le diffuser, le contrevenant risquant la prison, voire l'exécution, pour crime de haute trahison.
- On ne craint rien à l'étranger, avait conclu le général, comme s'il voulait me rassurer, nous confie la narratrice. Faites-le pour la cause.

En réalité, l'auteure avait sa famille, ses petits-enfants. « J'avais aussi d'autres livres à écrire et il m'était arrivé de penser que je ne vivrais pas assez longtemps pour les écrire tous. Je travaillais aussi sur un manuscrit que je voulais terminer au plus vite afin d'en commencer un autre dont j'avais déjà le sujet en tête. En un mot, je n'avais ni l'envie, ni le loisir de faire ce que le général voulait que je fasse. Il me demanda de ne pas me décider avant d'avoir lu les « Mémoires » qu'il joignit du coup à son mail. Je les imprimai et les lus. Que pouvais-je faire d'autre ? le texte m'émouvait. le traduire ne m'emballait toutefois pas, mais j'en fis la promesse au général.

En effet, le travail s'avérait ardu.
On ne dit pas faire l'amour en vietnamien, on dit l'union du nuage et de la pluie (allez savoir qui est le nuage et qui est la pluie, dans l'affaire).
On ne dit pas je souffre d'être séparé(e) de toi, on dit un filet de nuage coupe la lune en deux.
On ne dit pas j'en sais rien, on dit plante ton échelle et grimpe poser ta question au Ciel. .
Et ainsi de suite…

Lorsque contre toute attente, le général mourut.
La mort du général m'affecta profondément. Toutefois en l'emportant, elle emporta aussi ma promesse envers lui, dont nous étions par ailleurs les seuls à connaître l'existence. Je rangeai donc les « Mémoires » dans un tiroir où ils dormiraient d'un sommeil sans réveil.

L'auteure s'en retourna à ses propres écrits…
Mais…

J'écrivais avec délices et malice et en étais à la page trente-quatre de mon nouveau manuscrit quand cette idée m'apparut. Cette idée selon laquelle, si l'on peut revenir sur une promesse donnée à une personne encore en vie en allant la trouver pour s'en expliquer et s'en excuser mille fois au besoin, on ne peut pas se le permettre vis-à-vis d'une personne disparue car elle n'est plus là pour nous entendre. Cette idée selon laquelle, loin d'effacer la parole donnée, la mort la rend sacrée, que la mienne au général était gravée dans le marbre, le marbre de sa tombe. L'image m'effrayait. Pour la chasser, je fis appel à une autre promesse, celle faite à moi-même de ne plus écrire sur le pays d'où je venais et qui était antérieure à celle donnée au général. L'ordre des choses, avait-il dit.
L'ordre des choses, dis-je au banc, dans la forêt.
Il était muet comme un banc. Mais je l'entendais penser : « Tu n'es pas morte. »
Les dés en étaient jetés.

Rentrée chez moi, je sortis les « Mémoires » de leur tiroir. Puisqu'il fallait les traduire, autant essayer d'en faire un livre et poursuivre de mon mieux l'objectif du général. Je les relus, repérai les passages à compléter, fis des recherches, pris des notes, réfléchis à une meilleure narration, puis je me traitai d'imbécile : les Mémoires n'avaient pas besoin d'être remaniés. En l'état, ils étaient le fruit d'un travail, celui de leur auteur, ils étaient son histoire, racontée à sa façon. Je n'avais pas à y toucher.

Cet ouvrage, ce roman, est l'histoire d'une traduction, de la découverte du jeune Lôc Vàng, de ses idéaux de jeunesse et de sa renonciation à ce qu'il appelle l'illusion du paradis sur terre. C'est l'histoire d'un récit taillé dans une étoffe plus rigide que celui des pantalons vietnamiens.
Restait à lui trouver le meilleur titre…

Par la vertu de quelques mots. Les mots ont beaucoup de pouvoir. Ils vous jettent en prison, comme ça. Ils vous prennent votre vie, comme ça.
Ils vous en sortent, comme ça.
Ils vous la rendent, comme ça.

Un livre haletant et d'une construction originale !

Lauréate du prix des Lycéens pour le journaliste français, son premier roman, Tuyêt-Nga Nguyên a été finaliste en 2020 du prix des Cinq continents pour Soie et Métal (Academia).

Lien : https://lesplaisirsdemarcpag..
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