AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Tempsdelecture


La romancière sud-africaine Futhi Ntshingila est déjà l'autrice d'un premier roman paru en poche en 2021 chez les Editions 10/18, Enrage contre la mort de la lumière, qui fut un vrai coup de coeur pour moi. Je m'attendais donc à une lecture puissante et je n'ai pas été déçue. Ce second roman, paru chez Tropismes Editions, diffère du premier dans le sens où il se penche sur la condition des femmes mais aussi sur la condition masculine sous et après l'Apartheid, la ségrégation raciale qui a transformé ses hommes en monstres. le duo autour duquel se développe l'histoire, Zoé Zondi, une jeune infirmière noire, Hans van Rooyen, dit Madala, un vieil afrikaner blanc en maison de retraite, est improbable, car ils sont tout deux représentants de deux parties de la population qui se détestent, se sont fait la guerre, et dont l'une d'elles a fait subir les pires exactions à l'autre.

Deux camps opposés qui se rencontrent et qui arrivent même à tisser une relation de tendresse, une rencontre entre deux individus qui vont s'épancher l'un à l'autre. D'un côté, il y a Has van Rooyen soigné par Zoé Zondi, de l'autre côté, fille de militants, ils vont à tour de rôle raconter leur histoire personnelle, et familiale, deux faces d'une même pièce, celle de l'histoire divisée de l'Afrique du Sud, colonisée, envahie, martyrisée, dirigée par les colons néerlandais puis les anglais. On touche du doigt à la complexité du pays d'Afrique australe, composé par les générations successives de colonisation et les populations indigènes locales – les koikois, zoulous – c'est à la fois très instructif, et passionnant de décomposer par la lecture des différents bouts de récit le tableau identitaire du pays, entre ces fermiers franco hollandais, les Boers, d'une colonisation néerlandaise qui devient britannique au début du XIXe siècle.

Madama, de son surnom zoulou, fait le bilan de ses quatre-vingts années de vie, c'est un constat amer d'une réalité qu'il a tenté de fuir, mais qui l'a rattrapée, le constat d'être devenu l'assassin sanguinaire, l'homme insupportable, qu'était son père, et qui a fait que sa femme et son fils s'éloignent de lui. C'est un homme entièrement consumé par les regrets d'un bourreau qui a massacré un nombre incalculable d'individus de toutes les façons possibles, les membres de sa famille inclus. Un homme revisité, une dernière fois, par ses fantômes qui ont tout l'air de démons. du côté de Zoé, les hommes de la lignée familiale ne sont pas non plus en reste question monstruosité, l'inceste a fini de fracturer des familles, au sein desquelles les femmes portent souvent seules la charge des familles, et endossent trop fréquemment les fautes des hommes. Si Madama parle des mauvais traitements – et on entend par là les violences sexuelles – infligées aux femmes, la population, mais aussi leur propre épouse, Zoé en vient bien vite à évoquer cet état d'hypervigilance dans lesquelles sont engluées les jeunes femmes, elles ont vite compris que leur vie ne serait pas épargnée, cette société en état d'urgence, dès lors que leur attention se relâcherait.

C'était pesant de regarder dans les yeux une femme dont j'avais peut-être tué le fils, un gamin dont j'avais peut-être tué le fils, un gamin dont j'avais peut-être enjambé le corps agité de soubresauts pendant la guerre. Ensuite elle vint droit sur moi, cette petite femme menue, étendit ses mains et attira mon visage à sa hauteur, puis embrassa mon front, exactement comme l'avait fait Kristina des années auparavant.

L'autrice joue sur les parallélismes et les antagonismes des vies de l'un et de l'autre. Malada aurait pu être le policier blanc qui a abattu ses amis, comme il a abattu bien d'autres activistes anti-apartheid, Zoé aurait pu être l'une de ces jeunes filles violées par l'homme : c'est dans ce point commun qu'ils se retrouvent pourtant tous les deux, les regrets et remords de l'un rencontrant la résilience de l'autre, celle de pardonner, mais encore davantage, celle de témoigner de l'affection envers celui qui aurait pu être son propre bourreau. Ce texte montre comme l'homme au départ animé des meilleures volontés glisse vers la monstruosité dès lors que l'influence exercée sur lui est suffisamment forte pour laver son cerveau et le conditionner, tout le monde n'a pas la même faculté à résister. Ces parallélismes naissent également des tentatives d'inversement de la domination, c'est-à-dire lorsque des mesure plus égalitaires et favorables à la population noire autochtone ont été mises en place, et que les blancs ont du céder du pouvoir : ce réagencement, un nouvel ordre social qui s'installe, en apparence tout du moins, et laisse place à ce que les blancs appellent du « racisme à l'envers ».

C'est un formidable roman pour appréhender l'histoire de l'Afrique du Sud, et les conflits sociaux qui en ont découlé, le problème d'une double colonisation qui ont, l'une après l'autre, apporté leur lot de répressions, de violences et de guerres, de haine, de rancunes et rancoeurs, forcément l'une après l'autre, de prendre la mesure du clivage de cette société où le racisme a encore bien du mal à être endigué : l'autrice, par la voix de Zoé, c'est la voix de la sagesse. Zoé est une jeune femme posée et lucide, son rôle est ici de montrer cette troisième voix, un chemin séparé des Boers et Afrikaners colonialistes et de ce qu'elle appelle des « nationalistes grossiers », une sorte de moyen terme, tout le contraire de l'Apartheid, entre communautés noires et blanches, une remise à zéro, une entente comme celle qui se fait entre le vieil homme ancien bourreau et la jeune infirmière, militante.
Lien : https://tempsdelectureblog.w..
Commenter  J’apprécie          20



Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}