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Critique de raton-liseur


Un livre époustouflant, marquant. Il se présente comme le récit d'une traversée d'Irlande en Amérique, à bord d'un paquebot, racontée par un des passagers, journaliste de profession et américain de nationalité (lui conférant ainsi une neutralité toute relative dans la relation entre Irlande et Angleterre). le récit est émaillé de nombreux « flash-back » (ou « retours en arrière ») et une intrigue se noue rapidement lorsque l'on découvre que certains passagers sont liés par bien plus que leur seule présence sur un même bateau. Il est question de meurtre, d'amour, de trahisons, de déceptions, d'espoir aussi. Une véritable épopée à taille humaine, dont les personnages ont des failles, petites ou grandes, et des sursauts de volonté inespérés. le livre est construit comme une anticipation d'un évènement tragique, sans que l'on sache de façon certaine ce que sera le climax de ce huis clos maritime (même s'il est possible de le deviner, mais le ressort principal du livre n'est pas dans le suspens…).
Mais la petite histoire, petite malgré ses péripéties incessantes, n'est que le prétexte d'un écrivain (le narrateur, Dixon, et non l'auteur…) pour capter l'attention de son lectorat pour parler d'autre chose, de l'histoire, la grande, celle qui mériterait une « grand H » bien qu'elle ne soit guère glorieuse.
Et il est vrai que l'on apprend beaucoup dans ce livre. D'abord, moi qui ne comprenait guère le conflit Irlando-Anglais (réduit en général dans les médias à une question d'obédience religieuse, mais la religion n'est jamais qu'un prétexte dans les guerres, pour masquer les questions plus épineuses, moins manichéennes, et pour polariser plus facilement l'attention et les haines), j'en entrevois maintenant les racines, les oppositions et les rancoeurs profondes. Qu'importe que les uns prient la Vierge et que les autres n'aient jamais utilisé un rosaire, la question fondamentale est celle de la terre, du fruit du labeur, et de la dignité humaine. Que les mouvements d'indépendance commencent avec l'augmentation des fermages (et ici c'est à mon tour de simplifier), voilà qu je commence à mieux comprendre certains antagonismes et l'irréductibilité de certains mouvements (j'écris bien « comprendre », certainement pas « approuver »).
Mais au-delà de l'histoire personnelle des passagers de ce bateau et de l'histoire de l'Irlande au siècle de la Grande Famine, ce livre offre un troisième niveau de lecture. Car ce n'est pas seulement la famine irlandaise que l'auteur donne à voir mais, à travers cet exemple qui le touche personnellement, ce livre est comme un archétype de toutes ces autres famines et catastrophes humanitaires qui font ou ne font pas la une de nos journaux. La question de l'aide, de la morale, de la dignité de ceux qui en sont réduits aux derniers expédients… Les mêmes questions, les mêmes réponses hélas. Les Irlandais d'alors étaient paresseux comme nos chômeurs aujourd'hui ; les New-yorkais voyaient d'un très mauvais oeil le flot continu de migrants irlandais déversés par les paquebots transatlantiques comme nous fronçons les sourcils à chaque radeau de clandestins qui s'échoue sur nos rives.
Cette phrase que O'Connor met sous la plume du narrateur dans l'épilogue est censée être écrite au début du XXème siècle, alors que le narrateur, maintenant au soir de sa vie, revient une dernière fois sur les évènements tragiques de la traversée du Star of the Sea en novembre 1847, semble tellement s'adapter à tous les drames, ceux de l'Irlande au XIXème comme tous ceux du XXème et XXIème siècles :
We still tell each other than we are lucky to be alive, when our being alive has almost nothing to do with luck, but with geography, pigmentation and international exchange rates.*

Un livre impressionnant, d'une construction très maîtrisée, d'une belle écriture, avec des personnages bien construits (j'aime beaucoup le Capitaine, Josias Lockwood, avec son coeur sur la main mais aussi sa grande naïveté, deux qualités trop peu répandues dans le monde d'aujourd'hui comme d'hier) et d'une réelle profondeur. Il laisse songeur, pas nécessairement plus optimiste, mais peut-être plus réaliste hélas, avec la triste consolation que finalement la géopolitique d'aujourd'hui n'est pas pire que celle d'hier. Un livre que je recommande vivement, quelque soit le lieu où vous résidez, votre pigmentation et le taux de change de votre devise.

* Tentative de traduction personnelle : « Nous nous disons toujours les uns les autres que nous sommes chanceux d'être en vie, alors que le fat d'être en vie n'a pas grand-chose à voir avec la chance, mais plutôt avec la géographie, la pigmentation et les taux de change internationaux. »
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