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Critique de oiseaulire


Ouvrage universitaire extrêmement approfondi sur la Nouvelle-Espagne (actuel Mexique) au 17 ème siècle et la vie de Juana Inès de la Cruz, religieuse érudite, célèbre et fêtée au couvent Saint Jérôme de Mexico. Elle consacra sa vie au savoir, scientifique, philosophique, historique, mythologique davantage qu'à la religion ; mais si elle ne fut pas une mystique exaltée, elle ne manifesta non plus aucune tiédeur envers la foi.
Son retentissement sur la littérature en Nouvelle Espagne fut considérable et elle fut plusieurs fois éditée de son vivant.
Octavio Paz situe le vie de Juana, née en 1650, dans son contexte politique, économique et religieux (l'activité était essentiellement agricole de type latifundiaire).
Il est mu par un grand sentiment d'admiration pour cette érudite brillante et menant une vie quelque peu mondaine depuis le fond de sa cellule ; son enthousiasme baigne agréablement tout l'ouvrage.
Il accorde un intérêt particulier à la création poétique de Sor Juana Ines et de nombreux textes viennent émailler la lecture du livre. Il s'agit d'une poésie très représentative des genres littéraires du monde hispanique du 17 ème siècle dont elle possédait les codes au plus haut degré.
Il est dommage que cette biographie ait baigné dans l'air du temps (1980) et qu'il ait fait la part trop belle aux interprétations psychanalytiques un peu tirées par les cheveux, notamment sur la pseudo virilité de Sor Juana Ines et l'influence de l'absence de son père biologique dans son enfance :
- Sur le premier point, le seul fait d'être une intellectuelle dans la société mexicaine du 17 ème siècle était une véritable aberration, une monstruosité barrant la route au mariage, surtout si l'on était pauvre et bâtarde : seule la vie religieuse pouvait s'ouvrir à de tels êtres "hybrides", perçus davantage comme des hommes ratés que comme des femmes, féminité et intelligence étant à l'époque un oxymore. Octavio Paz lui-même souligne d'ailleurs le fait que cette pseudo-virilité était davantage une représentation issue des tabous sociétaux que de l'intimité psychique réelle de la religieuse (tous les témoignages concordent pour attribuer à l'intéressée la grâce et la beauté de son sexe) ;

- Sur le deuxième point, à savoir l'influence du défaut de père, les développements de l'auteur semblent bien hardis : peut-on comparer le rôle paternel dans la société créole de la Nouvelle Espagne du 17 ème siècle à celui de Vienne au 19 ème siècle ou de l'Europe au 20 ème ?
Sait-on si ces pères étaient communément proches ou lointains, absents ou présents, aimants, indifférents ou rudes, et si le complexe d'Oedipe s'y développait de la même façon que dans une famille bourgeoise plusieurs siècles après (notamment quelles étaient les relations entre conjoints, la manifestation des sentiments était-elle autorisée, était-elle perceptible par des regards enfantins ?) La psychanalyse revendique se fonder sur des invariants, mais la construction d'une personnalité se fait en fonction des schémas sociaux pré-existant dont l'évocation manque presque totalement ici. Pour être convaincant, Octavio Paz aurait dû ajouter aux mises en perspectives économiques, politiques et religieuses de la Nouvelle Espagne un chapitre concernant la structure et le fonctionnement des familles.
Par ailleurs, Juana Ines ne connut vraisemblablement pas son père biologique et on ne sait rien de ses relations avec le second compagnon de sa mère, excepté qu'ils ne se brouillèrent pas, ce qui est bien peu.
Son grand-père dont la fabuleuse bibliothèque éveilla sa soif inextinguible de savoir, fut probablement avec sa mère le personnage le plus important de son enfance.
Il n'en reste pas moins que l'ouvrage est passionnant, même si j'ai sauté quelques développements de type psychanalytique trop lyriques, voire délirants car ne se fondant sur aucune base documentaire étayée. Il est à l'honneur de l'auteur d'avoir clairement indiqué ce qui relève de suppositions et ce qui est clairement établi sur documents d'archives.
Une de ses qualités est d'avoir montré à quel point la voix des intellectuels est tributaire des pouvoirs en place, politiques et religieux, ainsi que des alliances entre familles. Après avoir été protégée pendant trois décennies par deux vice-reines et de puissants ecclésiastiques, Juana eut à subir un revers de faveur, y perdit ses biens et se vit interdire officiellement l'accès au savoir et aux belles-lettres. Elle mourut de la peste après avoir prodigué des soins aux malades en 1695.

Il semble cependant que cette version d'une disgrâce de Sor Juana soit aujourd'hui contestée. On peut lire dans Wikipédia :

" En 1693, juste après l'édition triomphale, à Séville, du deuxième volume de ses œuvres, Sor Juana ferme son parloir/salon, vend "sa bibliothèque" au profit des pauvres et ne répond plus aux commandes de poésie. Longtemps, le fait a été logiquement attribué à une contrainte venue du clergé, mais il a été reconnu récemment que Sor Juana a trouvé dans cette retraite une sorte de compromis lui permettant de continuer à étudier à l'abri des multiples sollicitations causées par sa célébrité."

Lors de sa mort, on trouva en effet 180 livres dans sa cellule.
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