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Critique de jlvlivres


« Adam et Eve » est un roman, écrit en 1932, puis republié (1990, L'Age d'Homme, 161 p.). Encore une histoire d'amour qui finit mal. Cela fait tout juste six mois que Louis Bolomey s'est marié avec la très jeune Adrienne. Mais cette dernière vient de le quitter sans explication, et il est accablé. Il a aussi perdu sa mère, ce qui n'arrange rien. « Vous êtes un homme, il ne faut pas l'oublier, et moi une femme ; on n'est pas des anges, qu'en pensez-vous ?».
C'est à la terrasse de l'auberge « la Croix Blanche », que Gourdou, le vieux rétameur, le réconforte. Tous les malheurs viennent du péché originel et lui fait lire le début de la Genèse. La vie d'Adam et Ève avant la Chute. Vaste programme, mais il comprend le péché originel, ce qui ne l'empêche pas de tomber encore plus dans le désespoir. « Il a été se coucher à une de ces places au soleil, sous un arbre. « Dieu prit une des côtes d'Adam… ». Il l'avait vue venir de loin, c'est pourquoi il était venu lui aussi, puis s'était étendu tout de son long dans l'herbe, comme une fois déjà : « Et il forma une femme de la côte qu'il avait prise à Adam et la fit venir vers Adam ».
Louis Bolomey va faire de son propre jardin l'égal du jardin d'Éden, mais avec une palissade pour le clore. Il est aidé en cela par Lydie, fille de la propriétaire de l'auberge et par l'amour sans lendemain qu'elle lui propose. Adrienne revient, grâce à Lydie, ils vivent des retrouvailles tendres, mais sans lendemain.
CF Ramuz avait l'intention de récrire les premiers chapitres de la Genèse. C'est un projet qui l'occupe et le préoccupe pendant sept ans, de1925 à1932, qu'il lui faut pour rédiger ce texte. Ramuz a écrit de multiples variations pour la fin de cette histoire.
Son idée est de procèder par images. On est en pleine période de Buster Keaton et l'année de la sortie de « La Ruée vers l'or » de Charlie Chaplin. Pour Ramuz, les images sont « plus réelles que la réalité », plus « nettes », plus « impérieuses », plus « éclatantes ». « Ainsi on est dirigé par quelque chose qui est tantôt dans
votre tête, tantôt dans vos entrailles, tantôt on ne sait où ». Ces sortes de
« films » sont projetés dans les « sous-sols de nous-mêmes ».
C'est ainsi que Bolomey voit Eve dans la vie réelle, à trois pas de la fatalité de la Chute, soit à trois pas de sa maison, au point qu'il « se cache derrière un buisson pour ne pas être vu ». Il devient Adam, la scène a lieu dans son propre jardin qui devient l'Eden, celui de la Genèse.
Le roman n'est pas seulement un texte qui sonne le glas du romantisme amoureux, comme cela était le cas dans le début de « Aline » (2002, Grasset, 144 p.), son premier roman (1905). Il constate la fugacité de l'amour, puis la douleur de la séparation. C'est un texte qui propose une perspective d'espérance, avec la poésie et l'attente, et la contemplation. La fin du roman revient avec cette poésie des retrouvailles. « On est en dehors du monde, parce qu'on est dans un monde plus vrai, qui contient le monde d'où on vient, qui le dépasse, qui le complète, qui l'achève. Elle m'appelle, elle m'espère, elle m'attend, elle soupire après moi ; se soulevant un peu, retombée, mouvante, chaude et froide, lisse ou grenue, crevassée. Toute la terre et toutes les saisons sont sur elle, mais est-ce bien toi encore ? car tu es tout : c'est-à-dire que nous sommes tout. Je monte, je descends, je te parcours. Ses genoux sont comme deux pierres. Oh ! fraîche et froide, ou tiède ou chaude, toutes les saisons sont ensemble réunies en toi, et ne se contredisent plus. Non plus successives : juxtaposées. Tes genoux, c'est l'hiver. Il connaît la nature entière, et tout entière du même coup. Ton cou, c'est le printemps ; l'été est sur tes joues. Toute la terre avec ses saisons que je parcours ; et l'automne est sur ton ventre. Toute la terre, nue ou moussue, ayant ses plaines et ses collines, ses bombements et ses replis, ses défilés, – et toute l'odeur de la terre en chacune de ses saisons : printemps, été, automne, hiver, l'odeur de l'herbe, l'odeur du foin, l'odeur du raisin qu'on écrase ; l'odeur de l'écorce du bois mort. Tu es la terre, tu es l'année ; tu es l'espace, tu es le temps. Et pourtant ce n'est pas tout encore, parce qu'il y a au-dessus de nous quelque chose qu'il nous faut atteindre et atteindre communément. Toi aussi, il y a quelque chose que tu cherches, que tu cherches à travers moi comme moi à travers toi. Il y a que je suis encore séparé de toi et toi de moi, parce qu'on est deux, petite ! Et elle le sait ; elle l'attire à elle, maintenant ».
Dans « Adam et Eve », Ramuz brosse une vision de la condition de l'homme sur terre qu'il assimile à un long désenchantement. Ce qui fait que ce texte pourrait devenir une critique de la conception chrétienne qui voudrait que le péché d'Eve justifie le patriarcat. Non, l'histoire du couple originel est pour Ramuz un constat sur le couple, une utopie pour lui. Dans son idée, l'homme est condamné à la séparation. Même si l'amour à sa naissance est un profond bonheur, un bonheur existentiel.
On pourra comparer avec les quatrains de Carles Péguy « Les Tapisseries, Eve » (1933, Gallimard, 328 p.), qui commencent avec les regrets. « Ô MÈRE ensevelie hors du premier jardin, / Vous n'avez plus connu ce climat de la grâce, / Et la vasque et la source et la haute terrasse, / Et le premier soleil sur le premier matin ». Puis qui évoquent la période faste du jardin d'Eden, que ses enfants n'ont pu goûter. « Ils sortent de ce qui est fait pour l'homme et pour l'agrément de l'homme, ils entrent dans ce qui est fait contre lui ; ils sortent de ce qui aidait l'homme pour entrer dans ce qui le nie ». Désunis par la condamnation, et l'épisode du fruit défendu. « Mais c'est ça la condamnation, parce que un et un à présent ça fait deux et qu'avant ça ne faisait qu'un »., — et on cherche à comprendre et on ne peut pas comprendre. Il voit qu'ils sont séparés, et nous sommes séparés. Il voit qu'ils sont désunis et nous sommes désunis. »
Retour vers Bolomey et son jardin. Qu'il idéalise en un jardin paradisiaque, avec tout ce qu'il trouve de plus beau autour de lui. Gourdou, le vieux rétameur, a beau l'aider, le réconforter et l'exorciser de la tentation dans laquelle Bolomey sombre lentement : « Et tu comprends, c'est qu'ils avaient voulu savoir, dans le Jardin, au temps d'autrefois. La pomme, c'est savoir. Au lieu de se laisser faire, ils ont voulu faire. Et ils n'ont plus rien eu en voulant tout avoir ». Mais alors « On voit Bolomey qui secoue la tête, qui se lève, qui dit: " Il faut que j'aille " ». Gourdou avait déjà dit : « Tu verras, il y a trois amours, trois étages de l'amour : la chair, le coeur, l'esprit (...) Et il faut d'abord qu'ils n'en fassent qu'un. Et puis qu'au-dessus il y ait quelqu'un. Car on ne peut aimer que ce qui dure. On aime ce qui ne dure pas qu'au nom de ce qui peut durer ». Chez Ramuz, point de fruit défendu, de curiosité ou même de serpent tentateur.
C'est alors qu'une autre femme entre en récit. C'est Lydie, la fille de l'aubergiste, qui prend les choses comme elles viennent depuis qu'elle aussi a été abandonnée. Mais elle a conservé sa bonne nature de paysanne qui l'incitent au grand revirement.
D'un jour à l'autre, revoici Louis Bolomey sur pied, décidé à faire son bonheur. « Il a faim. Il est dans la vie ». Les conditions du temps même se mettent de la partie. « Il faisait assez froid. Après ces longues pluies, la bise avait pris le dessus. Elle sifflait sous la porte, elle chantait dans le grenier. Mais, aux places abritées, il faisait doux encore, à cause du soleil. C'est la bise, et elle a un fouet, et elle fait claquer son fouet. Alors on avait vu les nuages s'enfuir tous ensemble du côté du sud et ils s'étaient entassés là, devant la crête de la montagne, comme les moutons d'un troupeau devant la barrière du parc ».
Et pour clore le tout, Adrienne revient. « Il l'avait vue venir de loin, c'est pourquoi il était venu lui aussi, puis s'était étendu tout de son long dans l'herbe, comme une fois déjà. [..] Il parle avec douceur, avec tranquillité, avec satisfaction, avec contentement / C'est toi ? / Elle ne dit rien, et il a dit / – Je savais bien que tu reviendrais, Adrienne ». Louis lui ouvre la porte du jardin, la referme soigneusement, et lui montre le jardin. « C'est pour toi que j'ai tout refait ». Non pas qu'il prenne le rôle du tentateur, on peut le croire sincère. Ils se retrouvent à l'intérieur de la maison, dans ce « morceau de monde à eux au milieu du grand monde obscur et inconnu dont ils sont entourés ». Mais il y a des réveils douloureux au cours desquels Louis réalise leurs différences. « On a prétendu à tout, on n'a rien ».
Le courant ne passe plus, bien qu'ils aient changé l'ampoule. Mais quand ça veut pas, ça veut pas. « Il regarde avec cruauté et attention la beauté de ce corps qui est déjà toute niée. Il a vieilli, il est usé, ce corps ; il est comme détruit lui-même. Les seins pendent mollement, fatigués d'avoir servi. Il y a des taches noires à ses bras ; des plaques rouges sur son ventre ». Ce n'est plus de la désillusion, c'est la réalité qui lui saute aux yeux. « Elle est comme jetée là, toute défaite, toute dénouée ; et c'est qu'elle est morte, c'est ce qu'il se dit ; elle est morte pour moi. Ce n'est pas elle, ce n'est plus elle ». Lydie, amoureuse, mais clairvoyante, facilite les retrouvailles, devinant que les deux époux ne pourront se comprendre et que leurs deux mondes sont inconciliables. En effet, le décalage entre l'idée et la réalité sera insupportable à chacun des époux.
Au début, Bolomey se trouvait douloureusement seul, séparé, souffrant de la nostalgie d'Adrienne. A la fin, Adrienne est de retour, dans ce monde qu'il a ordonné et refait à sa volonté : Louis ressent la même nostalgie, travaillé du même besoin d'absolu qu'il connaît depuis le début. « Si on n'a pas tout, ne rien avoir. Elle ou rien. Toute la vie, ou rien, tout de suite ». Cette volonté basée sur un absolu, cette volonté de conquête qui, à chaque fois, se brise. Voilà bien le drame de Ramuz, dans son aventure poétique.

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