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Critique de LucSeguin


À bord d'un négrier, un « guineaman », les esclaves étaient parqués sur le pont inférieur et « attachés ensemble comme des petites cuillers », selon l'expression de l'époque, allongés sur le côté sur une plateforme, avec, au-dessus d'eux, insuffisamment d'espace pour s'asseoir, et aucun espace devant eux, ni derrière. Les fers leur déchiraient la peau des chevilles, si bien que chaque mouvement était douloureux. Se rendre au baquet pour uriner ou déféquer, enchaîné à un autre esclave qui souvent ne parlait pas sa langue, représentait une épreuve terrible, qui fut la cause d'innombrables altercations. Ainsi allongés, les esclaves passaient de nombreuses heures, suffocant dans la chaleur torride des tropiques, dans une atmosphère pestilentielle. le guineaman demeurait le long de la côte ouest-africaine de cinq à sept mois, le temps d'acheter assez d'esclaves pour rentabiliser le voyage. Suivaient les deux à trois mois de la traversée de l'Atlantique, le « passage du milieu ». Donc, jusqu'à dix mois de confinement, avec une sortie par jour sur le pont supérieur – ou plus d'une peut-être, je ne sais pas – pour manger, sans doute, et pour bouger, car il fallait garder la « marchandise » en bon état. La notion de « bon état » était toute relative, considérant les conditions de détention. Durant les quatre siècles que dura la traite, le taux de mortalité moyen à bord des négriers fut de 12,1 %. À l'arrivée à destination, en Amérique, peu avant la vente, les corps des esclaves étaient apprêtés par les membres de l'équipage qui leur coupaient les cheveux, appliquaient du nitrate d'argent sur leurs plaies pour les maquiller, teignaient les cheveux gris en noir et leur frictionnaient le torse avec de l'huile de palme.

Les esclaves, face à cette violence inouïe, développaient diverses formes de résistance, en se solidarisant les uns des autres, en développant des moyens de communication, des liens qui remplaçaient les liens de parenté brisés ; en se réappropriant leur corps, par le refus de manger, le suicide, la mutinerie. Les tentatives de suicide étaient si fréquentes qu'un filet était disposé tout autour du bastingage pour empêcher les esclaves de sauter par dessus bord. Chaque échec, comme chaque refus de se soumettre, était puni par la torture : le « chat à neuf queues », les poucettes, le redoutable speculum oris pour enfoncer la nourriture dans la gorge…

Les marins aussi subissaient fréquemment la torture, parfois jusqu'à en mourir. Le capitaine de guineaman John Newton – à qui on doit la chanson Amazing Grace ! – les a décrits comme les « rebuts et la lie de la nation ».

L'ordre tyrannique maintenu à bord des négriers s'appuyait sur une terreur qui déferlait en cascade, depuis le capitaine jusqu'aux esclaves, en passant par les officiers et les marins. Un système de déshumanisation pensé, créé, voulu par les marchands – qui préféraient toutefois ne pas y regarder de trop près – et qui a profité au capitalisme atlantique.

Cet ouvrage solidement documenté ne couvre pas les quatre siècles que dura la traite négrière, mais seulement le XVIIIe siècle qui en a marqué l'apogée, au cours duquel les guineamen anglais et américains ont transporté à eux seuls trois millions d'esclaves. Rediker, utilisant de nombreuses sources primaires, privilégie une approche qui cherche à donner des visages à cette histoire de la traite, à l'incarner dans des vies, des souffrances, des cruautés qui furent réelles. Comme s'il reprenait la stratégie de l'abolitionniste Thomas Cooper qui, à la fin du XVIIIe siècle, affirmait : « Seule une détresse particulière – et la description des circonstances qui lui ont donné naissance – peut exciter la compassion ». Dans sa conclusion, Rediker pose la question qui n'a cessé de me tourner dans la tête tout au long de ma lecture : « Qu'est-ce que les descendants [des marchands d'esclaves], leurs familles, mais également leur classe, leur gouvernement et les sociétés qu'ils ont contribué à construire – doivent aux descendants de ces populations asservies ? C'est une question compliquée, mais la justice exige qu'elle soit posée, et qu'on y réponde si nous désirons jamais nous défaire du fardeau de l'héritage de l'esclavage ». Cette question est absolument dans l'esprit de notre époque.
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