AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Presence


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il ne nécessite pas de connaissance préalable. Il comprend les 5 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2018, coécrits par Richard Starkings & Tyler Shainline, avec des dessins, un encrage et une mise en couleurs de Shaky Kane. Starkings a réalisé le lettrage.

Dans une ville rurale des États-Unis, Chuck Carter travaille dans l'abattoir, le principal employeur de la région. Il occupe le poste de nettoyeur des stalles, et de manipulateur du pistolet d'abattage. Il occupe ce poste depuis qu'il a 17 ans. Son père est mort dans un accident de travail, alors qu'il travaillait dans la même usine d'abattage. Quand il était jeune adolescent, Chuck Carter se faisait régulièrement embêter par Khristos (se faisant appeler K-Bob) et son frère jumeau Gaelan (se faisant appeler G-Row), les 2 petits fils de Vodino, le propriétaire de l'abattoir. Au temps présent, Chuck Carter est en train de manger son hamburger du midi, quand Khristos et Gealan font irruption dans l'établissement de restauration rapide appelé The Beef, et commencent à se montrer odieux vis-à-vis de Mary-Linn, une belle jeune femme hispanique, attablée avec ses parents. Chuck Carter leur demande de laisser Mary-Linn et ses parents tranquilles, mais il se fait rembarrer. Ces derniers ressortent et retournent travailler à la cueillette des fraises dans le champ d'à côté où ils sont employés comme saisonniers. Khristos et Gaelan veulent absolument voir Mary-Linn se trémousser pur observer le mouvement de sa poitrine et ils plantent un couteau dans le postérieur d'une vache qui se met à galoper folle de douleur dans le champ de fraises.

Chuck Carter hurle pour prévenir Mary-Linn et ses parents. Les jumeaux montent dans leur voiture, commentant le mouvement de la poitrine de Mary-Linn et se dirigeant vers la vache pour s'interposer afin qu'elle ne heurte pas les ouvriers agricoles. Gaelan s'empare du fusil chargé sur la banquette arrière de la voiture et tire sur la vache dont le crâne explose, et dont les giclées de sang maculent les vêtements et le visage de Mary-Linn. Chuck Carter arrive sur ces entrefaites et ne peut que constater l'état de la vache, ainsi que l'énervement de Mary-Linn, pendant que G-Row et K-Bob font des commentaires salaces et idiots à base de concours de teeshirt mouillé. Chuck Carter sent la moutarde lui monter au nez, en même temps qu'il se produit une violente réaction chimique dans son corps, sous l'effet de l'excitotoxicité de son alimentation depuis des années. Son teeshirt se déchire alors qu'il gagne en masse musculaire. Il finit par ressembler à un gros morceau de viande anthropomorphe, dépourvu de peau.

La couverture annonce bien la couleur du récit : un superhéros sans costume ressemblant à de la viande crue sur une boîte de corned-beef, évoquant l'industrie de la viande bovine. Il faut encore ajouter le comportement odieux et crétin de K-Bob et G-Row pour avoir une idée complète de cette histoire engagée et très particulière. Effectivement, Chuck Carter devient une sorte de superhéros dans la mesure où il dispose d'une origine secrète et d'une force hors du commun. Toutefois il ne porte pas de costume avec un cape. Il ne combat pas de supercriminel. Il ne patrouille pas les rues de la ville, et il ne rencontre pas d'autres individus dotés de superpouvoirs. Shaky Kane réalise des dessins dans un registre descriptif avec un degré de simplification qui leur donne une apparence tout public et vaguement surannée. le lecteur peut donc voir The Beef montré littéralement comme de la viande de boeuf sans peau, une sorte de Hulk en viande. À l'évidence, ce mode de représentation est parfaitement en phase avec la nature de ce personnage, absurde et ridicule, mais pas plus que le superhéros de base. Chuck Carter / The Beef a droit à quelques interventions musclées qui lui donnent l'occasion d'user de sa force, mais ce ne sont pas à proprement parler des hauts faits et les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous.

Les autres personnages dont représentés dans le même mode, avec une touche d'outré. Ainsi Mary-Linn dispose d'une taille de guêpe et d'une poitrine nécessitant un fort bonnet. Shaky Kane donne l'impression de s'être inspiré d'une des héroïnes de Gilbert Hernandez dans la série [[ASIN:1560978821 Love and rockets - Palomar]], ce qui est cohérent avec le statut d'émigrés latinos de cette femme et ses parents. Les autres personnages valent également le déplacement : les jumeaux costauds (sans exagération) et ne respirant pas l'intelligence (là encore sans tomber dans la caricature) ou encore le policier à la carrure aussi imposante que son système de valeurs est étriqué. Vodino est un homme âgé, entre 60 et 70 ans, habillé à la mode texane, avec bottes de cowboy, chemise avec des bouts métalliques à l'encolure, et un magnifique stetson blanc. La représentation des personnages correspond à une description simplifiée, vaguement naïve, tout en communiquant bien les émotions. L'artiste s'avère aussi à l'aise pour une scène très prosaïque comme Chuck Carter assis sur la cuvette des toilettes, ou Mary-Linn en train de repérer les tâches de sang de vache sur ses vêtements et en découvrant une sur son entrejambe, ce qui évoque les règles. Fort heureusement, Shaky Kane réussit très bien les vaches sans leur donner de caractéristiques anthropomorphiques, sans essayer de rendre leur gueule expressive.

Pour les scènes d'action, Shaky Kane reprend les conventions des superhéros en termes de postures et de coups portés, assumant leur côté exagéré, pour une saveur sciemment parodique. Ainsi Chuck Carter avance la main droit vers le lecteur pour essayer d'interrompre le harcèlement des jumeaux dans le diner, comme un superhéros s'élançant dans la bataille quand il est dessiné par Jack Kirby. Il se transforme en The Beef, comme Bruce Banner se transforme en Hulk. le policier s'acharne sur Chuck, comme un supercriminel rouerait de coup son adversaire. Cette forme de narration exagérée induit qu'il traite les autres scènes avec la même approche pince sans rire, ce qui rend irrésistible l'entrelacement des corps des jumeaux dans la voiture, encore accentué par leurs remarques sur cette intimité physique évoquant des attouchements homosexuels. Contre toute attente, cette forme de dérision ne diminue en rien les quelques moments horrifiques, à commencer par la langue se détachant de la bouche d'un veau. Elle se marie également très bien avec les pages décrivant le traitement des vaches dans la phase d'élevage, que ce soit en vue de l'abattage pour leur viande, ou que ce soit pour la traite du lait.

Effectivement, la couverture et la narration indiquent sans détour que le récit se focalise sur la condition animalière dans la production de viande et de lait, et en particulier sur les conditions d'élevage. On est ce qu'on mange. Les auteurs n'y vont pas par quatre chemins pour parler de la souffrance animale infligée dans des process entièrement dédiés à la rentabilité. Même en ayant rationnalisé qu'il faut manger pour vivre et que l'être humain est un prédateur naturel des autres animaux, le lecteur ne peut pas rester de marbre à l'idée des souffrances inutiles infligées au nom de la seule rationalisation d'un processus industriel. Les auteurs ne font pas de leçon de morale, mais disent simplement les choses telles qu'elles sont, avec une pincée de cynisme validant la souffrance animale, ce qui rend ces constats encore plus terribles. Afin de ne laisser planer aucun doute, ils incluent 4 pages d'exposition des pratiques industrielles dans l'épisode 4, et 2 pages dans l'épisode 5. Ils conservent le même ton narquois pour ces 2 passages, ce qui leur permet de maintenir la forme de la narration, et ils les lient avec le récit proprement dit par le biais d'une vache qui effectue des commentaires sur le traitement de ses congénères, mais aussi sur les êtres humains impliqués dans l'histoire.

Les auteurs n'ont pas construit leur récit uniquement pour aboutir à ces 2 scènes d'explication. Ils ont conçu leur histoire en y intégrant des éléments loufoques (le camion de lait qui se renverse, l'apparition du mahatma Gandhi), horrifiques (le gore, la langue du veau), informatifs, et culturels (les références aux concepts d'Aghanya, Ahimsa), politiques (l'abus de la position de faiblesse des immigrants clandestins par les employeurs). le tout n'est pas un patchwork mais un réquisitoire à charge, réalisé à partir de plusieurs points de vue, dans le cadre d'une histoire rapide qui ne prend pas de gants, et qui utilisent des conventions de genre pour mieux faire ressortir quelques énormités de l'industrie de production de viande bovine.

La grandeur d'une nation et ses progrès moraux peuvent être jugés par la manière dont elle traite les animaux. - Mahatma Gandhi. Richard Starkings, Tyler Shainline et Shaky Kane mettent en image cette citation, au travers d'une histoire très prosaïque avec un héros plein de bonnes intentions, une créature dotée d'une force extraordinaire, et des méchants très réels, mais aussi très humains, participant à un système capitaliste et industriel sans y penser à deux fois.
Commenter  J’apprécie          30



Acheter ce livre sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten
Ont apprécié cette critique (1)voir plus




{* *}