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Critique de ClarissaDalloway


Reflets des jours mauves... Tout d'abord le titre, il a son importance, comme dans toute l'oeuvre de Gérald Tenenbaum, car il contient en quelques mots l'essence même du récit qu'il nomme. D'abord invitation à la lecture, il frappe ensuite le lecteur par sa justesse et sa précision comme s'il pouvait à lui seul résumer le roman qu'il vient de refermer.

Reflets des jours mauves, le mauve, cette couleur intrigante, si complexe de par les sentiments qu'elle éveille, la douceur, la nostalgie, le regret aussi, elle fut portée un temps lors du demi deuil, elle est aussi la couleur de l'améthyste, cette pierre chargée de sens, quasi mystique, et celle de la Mauve, cette fleur discrète que l'on pensait autrefois pouvoir guérir toutes les maladies.

Le passé et les jours ne cessent de se refléter dans ce roman qui met en perspective et comme en miroir le temps passé ( perdu ?) et le temps présent, comme pour reprendre l'ordre des jours, les mettre dans l'ordre tels qu'ils sont apparus pour comprendre et se faire comprendre.

Le professeur Lazare, un éminent généticien au seuil de la retraite se morfond lors d'une réception donnée en son honneur. Tout cela à des relents de fin de carrière et d'hypocrisie mal dissimulée, il se met volontairement à l'écart quand un jeune homme, journaliste au Lancet lui propose de l'interviewer. Dans le patio du restaurant situé en plein coeur du Jardin du Luxembourg, un corbeau vient se percher sur un genévrier, au tronc blessé « à n'en pas douter les stigmates d'une rivière de larmes » et dont les branches latérales « tendent les bras en signe de détresse, ou d'impuissance, enfin c'est la même chose, c'est évidemment la même chose. » confie Lazare à Ethan le jeune journaliste qu'il vient à peine de rencontrer. Ce corbeau...

« - Eh bien, si la grande famille Corvus Corax m'envoie un émissaire, éructe Lazare, nous sommes décidément...

 - Au pays du nevermore, complète son jeune interlocuteur à voix sourde." 

Peut-être est-ce à cet instant précis que l'un et l'autre ont su, deviné que cette soirée ne pouvait pas se terminer là. Et de fait, ils attendent pour partir l'envol du corbeau, non sans avoir disserté l'un et l'autre sur ses facultés divinatoires, et son iris « sombre comme l'implacable avenir, noir comme la nuit qui nous attend, la nuit noire dont nous savons qu'elle nous attend. ». du genévrier que la nuit commence à recouvrir on ne distingue plus guère alors que la cicatrice blanchie à la chaux, la blessure éternelle.

C'est donc tout naturellement qu'ils s'installent tous deux au Contre-Oblique, un pub irlandais où Lazare a ses habitudes et c'est tout naturellement qu'il décide de dévoiler à ce jeune homme ainsi qu'à quatre autres clients comme eux échoués en ce lieu, le secret de sa vie entière...

« Il a jusqu'ici marché dans sa vie comme un somnambule. Il est temps d'ouvrir les yeux. Ce soir, c'est devenu une évidence : sur le chemin qu'il reste, il ne pourra avancer qu'en brûlant ses vaisseaux. Explorateur du génome et inventeur de thérapeutiques d'avant-garde, il a caché pendant trente ans sa plus grande découverte. (...) Cette découverte, depuis toutes ces années, il la porte comme une blessure muette. Les blessures muettes ne cicatrisent jamais, elles saignent en silence et, goutte à goutte, remplissent tout l'espace intérieur. ».

Lazare obtient son premier stage d'internat au CHU de Rennes, Il a toujours été attiré par les côtes bretonnes, il s'y sent comme chez lui. « le sel dégraisse l'air, il l'épure, lui apporte ce grain de précarité indispensable à l'homme pour éroder ses certitudes. Comment ? En laissant flotter en permanence dans l'atmosphère cette irradiante exhalaison de saumure qui nous rappelle nos dérisoires dimensions. » Et puis il y a ce vertige que l'on éprouve alors face à la mer. « le vertige ne s'exprime pas seulement face au vide, il naît à la surface des flots, il émerge de la confrontation entre l'abîme d'en haut et celui d'en bas, celui qui saurait nous dissoudre et celui qui pourrait nous engloutir. »

Le vertige, « A une lettre près, le passé surgit, le vestige. ».

Quel meilleur endroit pour un jeune généticien dont la quête est bien celle des vestiges, « ces traces de don » d'une génération à l'autre.

C'est dans le cadre de ses recherches que Lazare rencontre Rachel, elle fait partie de la petite équipe de volontaires soigneusement triés sur le volet pour participer à l'expérimentation qui devait bouleverser la recherche génétique et plus sûrement encore la vie de Lazare. Rachel est photographe, elle est le dernier maillon de sa famille, tous ont disparu, « évaporés » ou « dissous » et elle n'a de cesse, non pas de les retrouver, elle vit avec leurs fantômes au quotidien, mais de leur donner « un havre plus qu'un cimetière, un lieu certes de paix et de sérénité, mais un lieu d'accueil avec des couleurs et des contrastes, des teintes qui se répondraient, se conjugueraient pour engendrer d'autres nuances, inédites, inouïes, merveilleuses, des lumières d'un autre monde. ». de là vient  la passion de Rachel pour la photographie, cet art qui lutte contre le temps qui passe saisissant l'instant présent dans un souffle, « le bruit de l'obturateur était pour elle celui du couperet propre à trancher l'insoutenable ordre des heures et des jours. le temps lui avait dérobé l'essentiel, c'est à dire une famille, ce à quoi chacun a droit. le temps l'avait escroquée. Or le temps perdu ne se rattrape pas, sauf s'il s'arrête. ».

« Pourquoi certains visages vous parlent-ils ? », il y a des rencontres, fruits du hasard que rien n'explique si ce n'est leur mystérieuse résonance, et mystérieuse est la couleur des yeux améthyste de Rachel, « ces iris d'un violet obscur et lumineux dont la profondeur efface celle de l'océan et la transparence subjugue celle du ciel. »
Les dés sont jetés, dès lors les jours et les heures de Lazare seront teintés de mauve, inexorablement. Et bien sûr, tout ne se passera pas comme prévu, ou plutôt comme tout aurait dû se passer, dans une ambiance ouatée de chercheur quasiment extraite du temps qui passe. Si Lazare est sur le point de faire une découverte inestimable dans le domaine qui est le sien, la génétique, il découvre en même temps, paradoxe insupportable que cette nouvelle connaissance ne lui permet en rien de changer l'ordre des jours et la fin prématurément annoncée de celle qui fut la première et la seule à faire vibrer son âme.

C'est un long combat entre lui-même et ses certitudes de chercheur (même si mâtinées d'un doute nécessaire) qui s'instaure, le hasard peut-il déjouer le sort, mais qu'est-ce que  ce hasard que nous tentons néanmoins d'apprivoiser à travers les signes, interrogeant les sages, les corbeaux ?

« Oui, ce serait pure folie n'est-ce pas, de rechercher une photographie de son propre avenir sur le grain d'une page blanche... » .

Et si ?

Reflets des jours mauves bouscule, émeut et touche profondément, tant il questionne nos propres « croyances » ou relatives certitudes.

J'aime la lumière dorée vers laquelle instinctivement Rachel tend son visage et son avenir, ce rayon de soleil printanier qui pour quelques instants réchauffe le coeur de Lazare dans la tourmente, « il s'est alors pris à penser que ce qui nous tient en vie est la manifestation d'une loi constitutive de l'univers, partant plus puissante que celle qui nous fait mourir. »

Le parti pris de l'espérance, car tout ne peut s'arrêter là, pour ceux qui nous ont précédés comme pour ceux qui nous suivent.

L'Ordre des jours, L'Affinité des traces, Les Harmoniques, se reflètent et résonnent dans ces jours mauves, comme une lecture poursuivie et jamais interrompue. de livre en livre, l'oeuvre de Gérald Tenenbaum se déploie, complexe et profondément humaine, musicale et poétique, généreuse, toute tournée vers l'altérité et la vie, à l'image de Rachel, cette jeune femme au regard mauve.
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