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Critique de oblo


Livre reçu dans le cadre de l'opération Masse Critique.

Le roman s'ouvre sur un crime odieux. Haineux aussi, pourrait-on dire, car la victime a acquis ce triste statut à cause, d'une part, de sa supposée orientation sexuelle, d'autre part à cause du sentiment d'impunité qui a soudainement gonflé la poitrine de ses bourreaux, en ce soir d'élection. Pas n'importe laquelle, du reste : celle de Jair Bolsonaro à la présidence de la république du Brésil, celle, en somme, d'un conservateur résolument opposé aux droits des minorités sexuelles - entre autres - et admirateur affirmé de la dictature militaire des années soixante et soixante-dix. D'autres meurtres, encore, agitent les pages du livre : celle d'un directeur d'école, britannique de nationalité, celles de jeunes gens transsexuels, affreusement mutilés, comme de tristes imitations des victimes de Francisco Assis de Pereira, mieux connu comme le Maniaque du Parc. Brazilian psycho, cependant, malgré ce titre, et malgré ces morts qui parsèment ses pages, n'est pas un polar. Plutôt, il faut y voir un roman noir, une chronique violente de l'histoire récente du Brésil, des années Lula puis Rousseff, une tentative narrative pour expliquer l'arrivée au pouvoir d'un homme d'extrême-droite comme Bolsonaro sur fond de misère sociale et de crise morale de la société brésilienne. Pour écrire cette chronique, Joe Thomas a disposé des personnages comme des marqueurs forts de la société brésilienne, ou de ceux qui l'influencent : Leme et Lisboa, les deux flics qui représentent la droiture morale, la quête de vérité ; Renata, Anna, Fernanda, de jeunes femmes qui oeuvrent pour améliorer le quotidien des classes les plus modestes, usant néanmoins de moyens à la limite de la légalité ; Ray Marx, un Américain au rôle obscur qui facilite les financements occultes ; Rafa et Franginho, deux amis issus de la favela de Paraisopolis - la cité-paradis - à laquelle, malgré leurs efforts, ils restent attachés de manière irrémédiable. Malgré ses qualités, à commencer par cet état des lieux de la situation politique, sociale et morale de la société brésilienne, le roman souffre de défauts tenaces, que ce soit son style d'écriture ou les choix narratifs que l'on peine à comprendre.

Le roman déroule son action entre 2003 et le début de l'année 2019. C'est le temps qu'il faudra pour résoudre un meurtre, celui de Paddy Lockwood, directeur d'une école de prestige pour classes aisées. Deux enquêteurs, Lisboa et Leme, tentent d'abord d'en trouver le coupable, avant que leur chef ne leur intime l'ordre de bâcler l'enquête : certains secrets doivent être emportés dans la tombe. Lors d'une descente dans la favela de Paraisopolis, le fils de la bonne de Lockwood, Sergio Nascimento, est arrêté, puis jugé coupable. Les années passent. Lula, avec la création de la Bolsa Familia, permet d'améliorer le quotidien de milliers de favelados ... et génèrent un juteux business dont profitent aussi bien des multinationales comme Capital SP que les organisations criminelles qui gèrent la favela. Les flux d'argent circulent par des biais plus ou moins légaux, comme cette association à but philanthropique que mène Renata (devenue l'épouse de Leme), qui intervient pour les démarches administratives des favelados et blanchit également un grand nombre de fausses cartes nécessaires pour toucher la fameuse bourse familiale. Parallèlement, la police militaire - issue de la dictature militaire - continue ses descentes dans la favela, y réprimant sans discernement et avec violence la délinquance usuelle, et y générant son trafic utile à ses membres pour vivre décemment. Lors de la fête des Mères de 2006, les détenus des prisons sont libérés en masse, et le PCC - Premier Commando de la Capitale, principal gang à l'échelle du Brésil - en profite pour régler ses comptes, notamment avec la police. le père de Rafa, Sergio Nascimento, décède durant ces événements. 2011 : Rafa et Franginho ont pris du galon dans la favela. Ils gèrent leur business, rencontrent Carolina, fille de bonne famille, militante de gauche. Rafa et Carolina tombent amoureux. de nouveaux meurtres de jeunes homosexuels ou transsexuels sont commis, laissant Leme et Lisboa démunis. Puis Dilma Rousseff arrive au pouvoir. La gauche continue son programme progressiste, mais au prix de distribution massive d'argent. Les choses dérapent pour tout le monde. Ceux qui peuvent partir - tels Rafa et Carolina, ou Ray Marx - partent, ceux qui restent essaient de survivre, et parfois n'y parviennent pas.

L'intérêt principal de ce Brazilian psycho réside donc, probablement, dans la chronique qu'il établit sur les quinze ans de pouvoir du PT (Parti des Travailleurs) brésilien. Marqué par des inégalités criantes, et géographiquement visibles - la photo de couverture les illustre, avec la favela bordant littéralement ce qui semble être un quartier résidentiel pour classes moyennes -, le Brésil connaît un miracle économique sous Lula. Mais cette guerre menée à la misère a un coût, le clientélisme, décrypté ici avec finesse. La circulation massive d'argent public conduit des acteurs institutionnels, des grands groupes internationaux et des acteurs interlopes à chercher à mettre la main sur le magot, ou tout du moins à détourner une partie de ce grand ruissellement d'argent. Ce clientélisme, exploité politiquement, conduit à une impression générale de corruption, qui agace l'opinion publique. Il n'y a pas que cela. La violence quotidienne que connaît la société brésilienne - le jour de la fête des mères 2006 en est un exemple glaçant, l'exemple de la mort de Renata aussi - encourage aussi un retour au conservatisme - qu'on pourrait assimiler, au Brésil, à la période historique de la dictature. Pourtant, la violence n'est pas que le fait des favelados ; la police militaire, toute-puissante dans ces zones, n'hésite pas à tirer avant et réfléchir après. Carlos, l'un des personnages, proche de Lisboa qui voit en lui un militar plutôt intègre, en est l'exemple-type, qui magouille pour son propre compte et celui de ses supérieurs, torture et tue les favelados gênants. Enfin, cette aspiration au conservatisme s'explique probablement par un aspect moral, qui divise la société brésilienne. D'un côte, l'aspiration à une forte liberté individuelle, qui passe notamment par une liberté physique et sexuelle. Bocão, "Grande Bouche", amant de Paddy Lockwood, en est un exemple. Ce rapport très libre au corps - d'un point de vue de la sexualité ou de la transformation corporelle, et notamment sexuelle - rencontre l'opposition morale d'une partie de la population, laquelle fêtera, un soir de novembre 2018, l'accession au pouvoir de Jair Bolsonaro. Et, entre ces dissensions morales, ces manoeuvres politiques, ces accès de violences extrêmes, des personnages sont en quête de tranquillité et de bonheur, de vérité aussi, tels Renata, Leme, Lisboa, Rafa aussi. Hélas pour eux, la société les englobe, les broie, les avale. La société brésilienne apparaît comme un monstre dont l'apaisement, probablement, n'est pas pour tout de suite.

On pourrait donc tenir là, dans ce Brazilian psycho, le grand roman noir de la société brésilienne contemporaine, une mise en lumière sans concession de la façon dont fonctionne intimement ce grand pays, fascinant en bien des aspects - le sexe et la violence sont des ingrédients qui font mouche, de nos jours -, et d'une certaine manière, Joe Thomas touche juste. Pourtant, on peine à être embarqué dans ce pavé de presque six cents pages. le style, d'abord, gêne. Trop verbeux, ou pas assez, on se trouve dans un entre-deux inconfortable : d'un côté, l'exigence de l'action qui voudrait des phrases concises, des dialogues percutants ; de l'autre, la volonté de décrire, d'expliquer au lecteur ce qu'est ce Brésil géant et inquiétant, de détailler donc les mécanismes de tel ou tel phénomène politique ou social. Las, Joe Thomas hésite, ne se jette ni dans une voie ni dans l'autre, place des longueurs où il faudrait de l'action, survole ou parle de façon sibylline - notamment dans la bouche de Ray Marx, dont la position n'est pas clairement établie - lorsqu'il faudrait détailler, expliquer, en un mot se montrer clair. de ce fait, le lecteur croit comprendre, sans en avoir l'assurance, se raccroche à des concepts rassurants mais flous, tels que "corruption", "magouille", "procédés illégaux". N'en demandez pas plus, le lecteur ne saura vous les expliquer. On passera sur les termes brésiliens laissés çà et là, entendeu, querida, sabe, façon artificielle de faire local, d'assurer le lecteur que, oui, nous sommes bien au Brésil, mais qui en doutait, puisque cela se passe à São Paulo, que le lecteur reconnaîtra - et c'est positif - de réels personnages, le plus souvent issu de cette classe politique dont le roman démontre la faillite morale. Au-delà de cet aspect purement stylistique, ce sont les choix narratifs qui interrogent. Là aussi, Joe Thomas semble hésiter. Ce Brazilian psycho du titre est-il une référence au tueur que pourchassent Leme et Lisboa, ou bien est-ce une façon de qualifier la société brésilienne, psychotique comme le sont probablement toutes nos sociétés contemporaines ? Mais l'enquête n'est pas du tout au centre du roman ; elle est évoquée au début, puis à la fin, elle en détermine donc le cadre chronologique, mais les huiles de la police ont dit que le coupable était ailleurs, alors Leme et Lisboa en ont pris leur parti, et Joe Thomas aussi, qui laisse là l'enquête, garde tout de même un fil rouge avec le journal intime de Bocão, donnant au lecteur cette intuition que ce crime vil n'est que l'expression bien triste d'une jalousie amoureuse. Enfin, il y a ces personnages, dont le caractère peut virer du tout au tout. On pourrait penser que cela fait partie de cette façon de décrire ce Brésil contemporain, que rien n'est vraiment sûr, que les personnages évoluent, que la société s'impose à eux. On pourrait aussi penser que la narration n'est pas maîtrisée, que Leme, finalement, n'est pas le personnage central du roman, parce qu'il meurt, que Renata se découvre une fibre philanthropique alors qu'elle semblait être, au début, parfaitement à l'aise avec les activités de Capital SP, que Carlos est décidément un bel enfoiré quand Leme le présente comme un bon militar. Explosif, promettait le bandeau. Pas faux. Brazilian psycho part dans tous les sens.
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