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Critique de Arcturuspb


Godzilla contre Darwin

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Voici le livre:

Du Champagne, un cadavre et des putes, troisième volume, est le noyau thématique du roman dans son ensemble, la discussion idéologique qui en justifie le scénario et se base sur lui comme élément de preuve et de démonstration. C'est un long essai sur la prostitution et la marginalité, presque complètement dépourvu d'intrigue — ce qui n'est pas une condamnation ; c'est à remettre dans son contexte, puisque qu'il ne s'agit que d'une portion d'un immense roman.

Ce tome 3 est beaucoup plus difficile d'approche que les précédents, alors prenons du recul ("reculer", étymologiquement : repartir dans la direction de son cul) et parlons un peu philo — j'ai déjà fait le coup pour le tome 2, mais ça s'impose encore davantage ici, et on va essayer une approche un peu différente, un peu moins rédaction structurée et un peu plus stream-of-consciousness.

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Parlons de théorie. Je veux dire, parlons du *concept* de théorie ; c'est quoi, une théorie ?

Une théorie, c'est le produit d'une induction : à partir d'objets spécifiques du monde réel, on construit des catégories, des abstractions, et à partir d'un fait réel observé, on construit une règle qui décrit le comportement de ces catégories. On met la réalité en équation, ce qui nous permet de décrire, et même de prédire comment elle se comporte.

Observation : je tiens une pomme dans ma main, je la lâche, elle tombe.
Théorie : les objets qui ne sont pas supportés sont irrésistiblement attirés vers le sol.

C'est par l'induction que notre cerveau appréhende la réalité. Nous faisons, inconsciemment, depuis notre naissance, des inductions, tout le temps.

Une induction, ce n'est pas une déduction. Dans une déduction il y a un élément de vérité incontestable :

A : Quand il pleut, le sol est humide.
B : Il pleut.
Conclusion : le sol est humide.

Si A et B sont vrais, alors la conclusion est aussi forcément vraie.

Dans une induction, au contraire, il n'y a pas de preuve. On *généralise* une observation pour essayer de créer une règle qui prédira les observations futures, mais on a aucune garantie que ça marchera toujours. Même si la pomme tombe 1 million de fois de suite quand je la lâche, il suffit qu'une seule fois elle ne tombe pas, et mon induction est réfutée.

Mais on n'a pas le choix : on *doit* s'appuyer sur l'induction pour décrire la réalité — c'est si impératif qu'on le fait instinctivement, on est génétiquement programmés pour ça — car on a *que* des observations de cas particuliers à notre disposition : on ne peut pas ouvrir le capot de l'univers pour regarder directement ses algorithmes à la loupe, on ne peut que tester son comportement encore et encore, pour avoir des théories de plus en plus affinées, mais toujours des théories. Même notre exemple de déduction plus haut contient une induction en A.

L'objectivité, la certitude à 100% sont donc impossibles. On part du principe que la réalité à laquelle nous accédons par nos sens existe, *pas* parce qu'on en a la preuve, mais parce que c'est tout ce que nous avons. La première des inductions, c'est d'accepter que l'image du monde construite par notre cerveau correspond bien à quelque chose de réel — et si je rejette cette hypothèse, je n'ai rien à lui substituer ; la réalité fournie par mes sens est la seule réalité à laquelle j'ai accès.

Même les expériences mystiques, qui se veulent au-delà du monde physique, ne nous sont accessibles que par nos sens. Peut-être que Dieu parle directement à notre âme, mais si notre âme ne fait pas partie du monde matériel, alors elle nous est invisible, et il est impossible d'entendre la voix de Dieu.

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Il est important de comprendre qu'une théorie, ce n'est pas la réalité — c'est une abstraction de la réalité. C'est une *carte* qui n'est pas le *territoire* qu'elle représente.

La confusion entre carte et territoire conduit au purisme — refuser de mettre à jour une théorie qui a été réfutée par de nouveaux éléments, parce qu'on a investi de la valeur dans la théorie en tant que finalité et non plus en tant qu'outil, qu'on voit la théorie comme un objet du monde réel, et non plus comme un reflet de ce monde — et au prescriptivisme — qui va encore plus loin et traite la théorie comme ayant priorité et cherche à plier la réalité pour qu'elle se conforme à la théorie.

C'est en partie de l'instinct de survie : les théories constituent l'intégralité de notre modèle du monde, et sans elles nous sommes aveugles — nous avons donc une profonde motivation à développer un modèle du monde qui soit le plus fiable possible — pas le plus *vrai*, mais le plus apte à favoriser notre survie — et nous avons donc aussi une grande motivation à *croire* notre propre modèle, à avoir foi en lui — douter du modèle, c'est douter de la réalité, ce qui n'est pas bon pour la survie. On veut non seulement croire ce qui est "vrai", mais on veut *croire que ce qu'on croit est vrai*.

On est donc mal disposés à croire *autre chose* et à accepter des informations qui remettent en question notre modèle du monde. Si mon modèle du monde me dit que Dieu n'existe pas, non seulement je le crois, mais je veux croire que j'ai raison de le croire, et non seulement je suis incapable de croire que Dieu existe (puisque, selon mon modèle, ça serait croire consciemment quelque chose de faux — absurde : croire quelque chose, c'est croire que cette chose est vraie, par définition), je suis même incapable de *vouloir croire* que Dieu existe, car ce serait vouloir croire quelque chose de faux, ce qui va contre mon instinct.

(Une tel fonctionnement du cerveau, une telle difficulté pour assimiler de nouveaux éléments qui contredisent l'expérience passée, une telle inefficacité à construire un modèle du monde qui s'approche de la réalité, ça peut sembler mauvais pour la survie, mais "brains are survival engines, not truth detectors. If self-deception promotes fitness, the brain lies" — Blindsight ("Vision aveugle", en français) de Peter Watts, excellent bouquin de SF qui fait beaucoup pour déconstruire, sur un mode assez sombre et dérangeant, l'idée qu'on a de la façon dont l'esprit humain fonctionne — oui, je vous fais la critique d'un autre livre *au milieu* de la critique principale).

Et donc le puriste refuse de moderniser l'orthographe — créée pour représenter la langue parlée d'une certaine façon dans le passé — alors que la phonétique a beaucoup changé depuis et rendu l'orthographe de plus en plus inadaptée à la représenter — car pour le puriste, l'orthographe n'est pas un outil de représentation de la langue, c'est la langue elle-même, et en s'opposant à ce que l'orthographe change, il s'oppose à ce qu'on change sa vision de la langue — et c'est un cercle vicieux, car en l'absence d'enregistrements vocaux très anciens, l'orthographe qui reste la même pendant plusieurs siècles conforte le puriste dans l'illusion que la langue ne change pas. Bien sûr, l'absence de changement de l'orthographe est elle-même une illusion — Molière n'écrivait pas dans notre orthographe, mais ses pièces sont réimprimées "transcrites" dans la graphie moderne pour en faciliter la lecture, ce qui donne l'illusion d'une orthographe — et donc d'une langue — qui ne change pas.

(L'illusion se dissout si on essaye, par exemple, d'écrire le français en alphabet arabe : la graphie a radicalement changé, mais c'est toujours du français ; il suffit à un locuteur français d'apprendre la nouvelle graphie et il peut alors lire ces textes aussi facilement que ceux écrits en alphabet latin, sans avoir à apprendre un seul nouveau mot de vocabulaire, une seule nouvelle règle de grammaire, un seul nouveau phonème, car c'est bien la même langue qui est transcrite. La carte a changé, mais pas le territoire.)

Et donc le prescriptiviste décrète que le sens moderne d'un mot est "faux", que le "vrai" sens est le sens plus ancien, le sens enregistré dans le dictionnaire — comme si ce dernier avait été décidé arbitrairement par des sages, ou même avait miraculeusement surgi du néant comme une conception immaculée, toute innovation ne pouvant alors être perçue que comme une corruption. le prescriptiviste insiste pour qu'on dise "une boisson alcoolique" et non "une boisson alcoolisée" — sous prétexte qu'étymologiquement, "alcooliser" signifie qu'on *ajoute* de l'alcool — ça ne le gène pourtant pas qu'étymologiquement, "alcool" est un mot très ancien qui signifie "poudre d'antimoine", et on ne le voit pas non plus insister pour que le mot "septembre" soit employé pour le septième (et non le neuvième) mois de l'année.

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Si la théorie est une carte, on peut donc avoir plus d'une théorie (carte) pour la même observation (territoire). Comme une théorie n'est pas la réalité, on pense moins aux théories en termes de "vrai" ou "faux", mais plutôt en termes de précision et d'utilité relatives par rapport à différent buts.

Si on doit, par exemple, calculer la vitesse résultante d'une balle de tennis qui roule à 10 km/h sur le sol d'un wagon de TGV qui se déplace à 320 km/h, l'équation d'Einstein — u=(v+u')/(1+(vu'/c^2)) — nous donne un résultat plus précis, plus juste (329,999999999999094... km/h) que l'équation de Galilée — u=v+u' (330km/h).

Mais pour une différence de moins d'un nanomètre par heure, il est beaucoup plus simple, rapide, intuitif et efficace d'utiliser la seconde équation — un tel niveau de précision n'a aucun intérêt pour des observations ordinaires ; la première équation n'est utile que si on observe des objets extrêmement rapides — au minimum plusieurs kilomètres par seconde.

Une théorie non-optimale au bon moment est préférable à une théorie optimale au mauvais moment (principe bien connu des joueurs de Tetris).

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La possibilité de théories multiples et contradictoires pour un même territoire dépend pour beaucoup de ce que ces théories décrivent. La théorie mathématique, parce qu'elle part d'un nombre extrêmement restreint d'observations et a pour principe guide la cohérence interne, — le but de la théorie mathématique est de se prédire elle-même sans créer de contradiction — est par définition unique (même si elle a des zones d'ombre, comme la valeur de zéro puissance zéro ou les théorèmes d'incomplétude de Gödel).

En contraste, une théorie musicale, ce n'est qu'une théorie de la façon dont un compositeur — ou un groupe de compositeurs sur une période et une géographie données — agence des tons et/ou des rythmes dans le temps en suivant des règles syntaxiques et une structure holographique, mais sans employer d'éléments sémantiques (ce qui distingue la musique de la langue) — et comme il y a une infinité de façons de concevoir de tels agencements, sans qu'aucun critère de vérification objectif ne permette de dire que certains sont "vrais" et d'autres "faux", il y donc a une infinité de théories musicales contradictoires possibles, sans que ça ne pose problème.

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J'ai dit que traiter une théorie comme un modèle prescriptiviste était une erreur, un exemple de confusion entre carte et territoire, mais il y a une possible exception : les théories de la valeur.

Une théorie qui cherche à identifier ce que les individus et les groupes désirent, voire à définir objectivement des états de la réalité comme désirables en et pour eux-même, une théorie qui n'a pas un caractère strictement prédictif, et au contraire appelle à l'action de façon proactive — une théorie qui dit qu'il *faut* amener la réalité vers un certain état, au minimum pour satisfaire certains désirs humains, au maximum parce que ces états sont objectivement supérieurs et qu'il y a un impératif métaphysique à tendre vers eux — c'est un type de théorie où la prescription n'est plus une erreur d'interprétation de la théorie, mais bien son objet, ce pour quoi elle est conçue : une théorie qui construit une échelle de mesure et en définit certains points comme plus importants, plus désirables que d'autres, comme ayant plus de *valeur* — valeur qui peut être morale (bien et mal), esthétique (beau et laid), significative (raison d'être et vanité) [voir ma critique du tome 2] ou même économique (abondance et rareté).

Il y a cependant une différence fondamentale selon qu'on pense ces théories comme subjectives, comme une description de la psychologie humaine, des valeurs qui sont *dans nos têtes*, ou comme objectives, comme une description de la valeur en tant que propriété physique de l'univers aussi réelle que la masse. Cette différence influence le genre de théorie de la valeur qu'on peut construire : la théorie de la valeur travail fait sens si on pense la valeur économique comme une donnée métaphysique, liée de façon inhérente aux objets et représentative de leur identité fondamentale (leur âme) et du travail (énergie vitale) qui y est investi (insufflé), mais elle ne tient pas la route si on pense cette même valeur comme une description de la psychologie humaine, de ce à quoi les individus *attribuent subjectivement* de la valeur — dans ce cas-là, la théorie de l'offre et de la demande est bien plus cohérente ; autrement dit, il faut avoir un peu la foi pour être communiste !

Si on pense ces théories comme objectives, alors elles sont *terminalement* prescriptives — la théorie nous donne un ordre, une injonction dont dépend l'équilibre cosmique. Si on les pense comme subjectives, alors elle ne sont qu'*instrumentalement* prescriptives — elles nous indiquent une marche à suivre pour satisfaire les désirs humains, mais sans nous dire qu'il est obligatoire ou impératif de satisfaire ces désirs.

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Dans ma critique du tome II, j'ai à peine touché aux implications de mon nihiliste — c'est très facile d'avoir un nihilisme superficiel, de confondre ça avec du simple cynisme (confusion faite autant par ceux qui dénoncent que par ceux qui se réclament du nihilisme), mais le nihilisme tissé jusqu'au bout de sa logique, ça va très loin dans la déconstruction de nos intuitions de la réalité, au point d'être difficilement intelligible — si je commence à disserter sur la négation des concepts d'identité et de passage du temps, cette critique va irréparablement s'égarer et oublier de parler du livre dont elle prétend être l'analyse.

Mais c'est pour dire que Vaquette et moi, on a des visions de la réalité, des théories qui se contredisent sur presque tous leurs fondamentaux. Et plus spécifiquement, on a des théories de la valeur qui sont de types différents ; j'adhère strictement à une vision subjective de la valeur, quand Vaquette en adopte ouvertement une vision objective — certes avec un certain degré d'ineffabilité, de transcendance, en ce que Vaquette cherche réellement à toucher à des valeurs universelles (donc nécessairement simples, en nombre réduit et ne pouvant pas être parfaitement quantifiées) plutôt que d'ériger ses propres désirs et dégoûts, nécessairement individuellement spécifiques, en un système étriqué qui est imposé à tous par narcissisme — et aussi avec une reconnaissance de la spécificité et de la variation individuelle des êtres humains, si bien que les *valeurs objectives* de Vaquette ont une toute autre dimension que celles d'un puriste racorni, d'un curé mesquin moralisateur ou d'un khmer rouge, qui se veulent universels alors que leur vision du monde ne dépasse pas la périphérie de leur propre nombril.

Amusant paradoxe : pour avoir des valeurs objectives, Vaquette doit avoir un peu (beaucoup) de foi — c'est à dire un peu d'intuition, un peu d'instinct, quelque chose de pas complètement rationnel et conscient qui lui donne une orientation pour construire un système moral objectif (ce n'est pas en soi spécifique à Vaquette, à ce jour aucun philosophe n'a réussi à ancrer l'idée de morale, à la faire dériver logiquement de la seule observation du monde physique) — alors qu'en étant dans une approche qui refuse l'irrationnel de la transcendance, je dois me contenter d'une moralité strictement subjective.

C'est le très ancien conflit qui a lieu dans notre cerveau entre raison et intuition, empirisme et foi, conscient et inconscient ; l'efficacité et la vitesse des réflexes contre la minutie et la planification des actes conscients, la lenteur et la paralysie de l'intentionnel contre les erreurs internalisées et la suggestivité de l'inconscient. Est-ce que le meilleur musicien est celui qui joue une pièce en état de transe, qui en a totalement assimilé la structure et n'a plus besoin d'y penser, ou celui qui joue cette même pièce avec sa pleine attention, qui l'a apprise consciemment par coeur et sait toujours exactement ce qu'il joue et où il en est dans la performance ? Quand est-ce qu'un machiniste a le plus de chance de se blesser : lors d'une opération inhabituelle et difficile qui lui demande toute son attention et toute sa concentration, ou lors d'une opération de routine qu'il peut accomplir en pensant à autre chose, mais au risque de ne pas voir venir une erreur mineure mais fatale ?

Bien sûr, personne ne peut se passer totalement de l'un ou de l'autre mode de pensée ; mais selon le degré d'équilibre qu'on privilégie entre eux, on arrive à des façons de voir le monde radicalement différentes.

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Ce qui différencie le modèle de Vaquette de la plupart des autres modèles qui admettent un degré élevé de foi dans leurs fondamentaux, c'est que son modèle à lui n'est pas *aveugle* : Vaquette désire certes amener la réalité vers un certain état, mais il le fait en gardant à l'esprit la réalité telle qu'elle est dans le présent. En contraste, la plupart des modèles prescriptivistes ne voient *que* la réalité désirée, et ne peuvent donc ni construire un chemin rationnel entre l'Être et le Devoir Être, ni faire évoluer ce Devoir Être quand de nouvelles informations devraient modifier, ou du moins ajuster leur modèle de la réalité, de ce qu'elle est et donc de ce qu'elle devrait être.

De fait, la plupart des prescriptivistes sont *philosophiquement* aveugles. Lorsqu'une personne devient subitement aveugle, il peut se passer plusieurs mois avant qu'elle ne *réalise* qu'elle est aveugle, parce que le cerveau ne regarde pas le monde directement : il regarde *le modèle du monde* qu'il construit seulement en partie avec les informations données par les sens — la plus grande part de ce que nous croyons nous souvenir est *prédite* plutôt que *perçue* par le cerveau, si bien que quand nous cessons de percevoir, on peut encore aller très loin par prédiction ; notre modèle du monde est intacte, quand bien même il n'est plus mis à jour par des stimuli extérieurs, et le cerveau peut mettre très longtemps à réaliser que ces stimuli ont disparu.

C'est le piège où tombe presque toujours un modèle de valeurs prescriptiviste : celui d'un modèle aveugle qui ignore la réalité et n'est informé que par lui-même, qui est plongé dans un état de rêve et d'hallucination, où ce qu'il croit percevoir n'est en réalité que ce qu'il imagine, qui s'éloigne de la réalité jusqu'à ne plus rien avoir en commun avec elle ; une psychose philosophique, en somme.

C'est le piège que Vaquette a su éviter — son prescriptivisme part toujours de la réali
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