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Critique de Cleophyre_Tristan


On le sait, la postérité est ingrate avec les humoristes. Pierre Véron fut un pilier du journalisme humoristique sous le Second Empire, puis sous la IIIème République. Il incarna à lui tout seul l'esprit du célèbre "Charivari", dont il fut l'un des plus fameux rédacteurs avant d'en devenir le directeur. On lui doit près d'une cinquantaine d'ouvrages humoristiques de toute sorte, et tant de travail acharné sur une carrière qui s'étale sur plus de quarante ans ne lui a guère valu qu'un oubli précoce.
Pierre Véron, il est vrai, était un monument de légèreté grivoise, un humour caustique mais bon enfant qui reflétait l'insouciance et la puérilité réjouie d'une époque qui était trop belle pour durer, et qui s'est noyée dans le gouffre sanguinaire de la Première Guerre Mondiale. Pierre Véron n'aura pas assisté à cette fin, il mourut subitement chez lui un jour de novembre 1900, comme s'il pressentait qu'il ne serait plus à sa place dans ce siècle naissant de guerres féroces et d'idéologies fanatiques.
Car Pierre Véron était tout sauf un idéologue : il y a chez lui un esprit caustique qui annonce le post-modernisme, la célébration du dérisoire. Un "nonsense" à la française, c'est-à-dire peu soucieux de paraître élégant, jouissant de rire férocement de tout ce qui fait pleurer les gens. Pour appuyer l'efficacité de cet humour grinçant, Pierre Véron cultivait un style extrêmement épuré : phrases courtes, langage parlé et claquant, renvoi à la ligne après une ou deux phrases maximum, tout cela via un simplisme de feuilletoniste pour concierges qui reste pourtant très actuel : beaucoup de ses livres peuvent se lire comme une série de sketches à jouer sur scène. Loin d'un style verbeux, ampoulé, enrobé dans du velours comme chez Alphonse Allais, Pierre Véron cherche la punchline, la phrase qui tue, la conclusion qui se passe de commentaire. Même sa mauvaise foi ne se discute pas, puisqu'il la reconnaît volontiers. Il y a chez Pierre Véron quelque chose de ces ivrognes qui vous attrapent au comptoir et, pris d'une inspiration subite et d'une sympathie encombrante, vous débitent leur petite philosophie personnelle d'une voix mal assurée. Pour autant, Pierre Véron n'était pas lui-même un ivrogne, mais il avait compris tout le potentiel comique d'un ivrogne qui cherche à expliquer, à démontrer, à asséner une conviction ridicule ou douteuse, et qui, l'esprit embrumé par l'alcool, s'emmêle les pinceaux dans les arguments qu'il cherche à donner, ou choisit un exemple qui n'a aucun rapport avec le sujet.
C'était la principale tactique littéraire de Pierre Véron, mais il fut également un pasticheur qui préfigura, avec plus d'un siècle d'avance, l'humour des Monty Python : il aimait à rire de ce qui ne fait pas particulièrement rire, comme le pathos, la compassion, les secrets de famille, les déveines conjugales, les célébrités littéraires du moment, les drames politiques, en détournant des situations-types ou en balançant des phases incongrues au moment où le lecteur s'y attend le moins. C'est le cas notamment dans ce qui demeure son oeuvre la plus célèbre, « le Roman de la Femme à Barbe » (1863), l'histoire d'un de ces phénomènes de foire hélas courants jusqu'au siècle dernier, et que Pierre Véron présente comme la "success story" d'une artiste maudite dont on ne prend pas la barbe au sérieux, mais qui finira, par détermination et sacrifice, à mettre les puissants de ce monde "aux pieds de sa barbe".
Alors, me direz-vous, avec d'aussi bonnes recettes humoristiques, Pierre Véron est-il aussi drôle à lire aujourd'hui ? C'est une question difficile à trancher, d'une part, parce qu'aussi prémonitoires que furent ses recettes, elles apparaissent aujourd'hui bien éculées, tant de nombreux humoristes se sont engagés dans cette voie désormais bien représentée, et d'autre part, parce que toute forme d'humour se moque d'abord des travers de la société de son temps, dont les poncifs, les débats sociaux, les idées nouvelles ou au contraire rétrogrades n'ont plus beaucoup de pertinence quelques siècles plus tard. le français moyen du XXIème siècle n'est plus celui du XIXème siècle. On peut toujours stigmatiser la sottise de l'homme de la rue, mais cette sottise n'est plus tout à fait la même qu'il y a 150 ans. Les portraits de citoyens que croquent Pierre Véron sont pour nous des portraits d'inconnus, alors qu'à l'époque où l'humoriste les a signés, on pouvait aisément y reconnaître un voisin, un collègue de travail ou soi-même.
Enfin, l'humour de Pierre Véron se nourrit beaucoup d'allusions à des personnalités politiques ou artistiques, à des tableaux célèbres en leur temps, à des personnages de pièces de théâtre ou de chansons en vogue, dont les noms se sont perdus dans les méandres du temps. Certaines métaphores ne nous sont même plus compréhensibles aujourd'hui, même avec l'aide de recherches sur Internet. Par exemple, un personnage de ce livre est comparé à un type de "Prudhomme-Vampire". Difficile de savoir à quoi cela cela pouvait bien se référer…
En revanche, Pierre Véron demeure pour la postérité, et à quelque époque que ce soit, un aimable et astucieux plaisantin, qui ne fait pas mystère de son intention de nous embrouiller et de nous faire avaler des couleuvres, et il est aisé et fort distrayant d'entrer dans son jeu, même s'il ne nous arrachera pas non plus des fous-rires à se rouler par terre.
« Par Devant Monsieur le Maire » est une excellente occasion de découvrir le style particulier de Pierre Véron. le titre prétendument gaulois se veut juste une métaphore pour le mariage – mariage civil s'entend, car comme tous les amuseurs ou les artistes de théâtre et de music-hall, Pierre Véron rendait bien au clergé le mépris que ce dernier lui vouait, et ne parlait donc quasiment jamais de religion.
« Par Devant Monsieur le Maire » n'est ni un roman, ni un récit, mais une sorte d'essai prétendant démontrer la nullité profonde du mariage, par le biais de réflexions cocasses et surtout d'exemples-types, d'anecdotes censées être réelles, mais bien entendu imaginaires, ironiques et caricaturales, visant à prouver que le mariage est un poison, que l'amour qui en accepte l'enchaînement tourne rapidement en fiel, en haine, en tromperie ou en rancoeur; et qu'au final, la plupart des mariages ne sont que d'assez viles affaires d'argent ou de solitudes mal assorties.
Cette vision nihiliste et cynique n'est pourtant pas à prendre au sérieux, surtout de la part d'un homme qui s'est lui-même marié deux fois. L'idée est surtout de faire rire aux dépens d'une institution qui, en 1866, gardait encore dans la société une symbolique quasi-sacrée, souvent liée à une forme d'embourgeoisement ou de réussite sociale. Avec malice, tout en recourant à des exemples caricaturaux, Pierre Véron désacralise le mariage pour mieux s'en moquer, pour en faire voir les égarements et les hypocrisies, et surtout pour que chaque lecteur puisse apprécier le mariage pour ce qu'il est vraiment.
Au final, « Par Devant Monsieur le Maire » est donc d'abord une invitation déguisée à la vie de bohème, en opposant, à l'image sérieuse et bourgeoise du mariage, une opinion légère et perfide de jouisseur et de bon vivant, selon laquelle chaque heure de la vie doit être consacrée à l'amusement et au plaisir, fussent-ils éphémères et/ou moralement inconvenants.
Le mariage, selon l'auteur, c'est la vitrine de la société, et la société ne songe qu'à nous faire faire des choses absolument nobles et grandioses pour lesquelles nous ne nous sentons nullement inclinés, et qui nous ennuient profondément. Refuser le mariage, c'est refuser le devoir, c'est refuser la morale, c'est refuser l'embêtement d'une vie de contraintes.
Tout cela apparaît en filigrane dans ce petit livre sans prétentions, où Pierre Véron ne reproche rien d'autre au mariage que de n'avoir aucune affinité avec l'amour et le bonheur. Les multiples exemples donnés ici se veulent autant de preuves d'avilissements que de privations de libertés. Sans jamais inciter à la débauche, Pierre Véron stigmatise tout ce qui, dans le mariage, l'éloigne totalement de la débauche, ce qui était une assez subtile façon de contourner la censure bonapartiste, plus tolérante certes que la censure monarchiste sur la pluralité politique, mais volontiers intraitable sur l'incitation aux mauvaises moeurs. Tentateur mais sage, ne songeant en apparence qu'à critiquer le travail des maires de France, et non celui du clergé ou de la morale chrétienne, Pierre Véron délivre ici un message subliminal gentiment anarchiste et viscéralement hédoniste.
Tout cela, évidemment, semblera somme toute assez gentillet au lecteur contemporain, mais pour son temps, Pierre Véron était un fort habile funambule des mots, et la maîtrise de son art fera encore durablement nos délices de lecteurs avides de littératures insolentes.
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