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Critique de Colchik


Une moustache peut-elle être dotée d'une vie propre ? Peut-elle porter un nom ? Peut-elle se développer tel un parasite, en épuisant la vitalité d'un homme ?
Cumali est un jeune homme sans qualité particulière, doté d'une instruction médiocre et d'une personnalité assez falote. Libéré du service militaire, il retrouve son village, fils un rien méprisé par son père, l'irascible Hacarifa, commerçant en tissus qui est connu pour sa dureté et sa coquetterie affectée. Conseillé par Tuzsuz Vaysal, son frère de sang, il se rend chez Ziya le Barbier qui le persuade de se laisser pousser la moustache. Miracle, au bout de quelques jours, commence à se développer une splendide moustache qui va faire l'admiration de tous, et même de sa fiancée, Bedriye.
Mais, Cumali, s'en sans rendre compte, vient de signer un pacte faustien avec sa moustache. En échange de l'adulation des villageois, de la considération des notables, du respect appuyé des anciens – et parmi eux, il y a son père -, du ravissement de la gent féminine, désormais sa propre vie sera entièrement dévolue au soin de cette magnifique moustache à double crochet. Plus le poil devient brillant, dru, vigoureux, discipliné chaque jour par les ciseaux du barbier, plus sa propre vie s'étiole et la fatigue le terrasse. le Méphistophélès qui a scellé le pacte diabolique n'est autre que Ziya le Barbier, exigeant au fil du temps chaque fois plus de Cumali, et jusqu'à l'abandon de son nom.
le propos de Tahsin Yücel peut désarçonner le lecteur par la forme qu'il choisit, celle du conte, d'ailleurs le titre turc de son livre pourrait être retranscrit comme « Le dit de la Moustache ». Il nous interroge sur notre rapport à l'apparence. Que sommes-nous prêts à sacrifier pour susciter l'émerveillement chez les autres ? Qu'advient-il de nous quand nous nous transformons en symbole ? Ainsi Cumali devient le modèle même de la virilité, avant de se transformer en archétype du Turc par son costume traditionnel, puis en personnage de conte pour les enfants. Mais, rien n'est vrai au-delà du symbole. Peu à peu, Cumali se coupe des autres qui ne le perçoivent plus que comme le porteur de la moustache. Sa virilité n'est qu'illusion, ses rapports avec sa femme se détériorent et elle lui refuse son lit, quant aux jeunes filles qui lui tournent autour, elles ne veulent pas le séduire mais user de sa moustache comme d'un talisman. Sa tenue le transforme en caricature de son père et, si personne ne le moque, il est cependant démodé. Quant aux enfants, ils ne craignent pas Cumali, mais Sabrenoir, la moustache qui vole chaque nuit.
Puisque de conte il s'agit, il faut une petite voix dissonante, qui porte la contradiction et préconise la sagesse. Elle est incarnée par Bedriye abla, l'épouse de Cumali. Jamais elle n'est dupe des apparences, à chaque surenchère du Barbier, elle proteste énergiquement sans avoir aucune chance d'être entendue, tout au plus fait-elle naître un doute chez son époux qui se dissipe aussi vite qu'il est apparu. Elle comprend que lorsque Cumali abandonne son propre nom pour celui de la Moustache, elle a perdu l'homme qu'elle aimait, et que cet abandon est une forme de répudiation inconsciente.
Aşık Hasreti, le barde et commentateur des faits et gestes du village, est incapable d'écrire un poème à la gloire de Cumali. Comme si ce dernier échappait à la réalité et donc ne pouvait être intégré à la communauté de ses semblables. Présent, il n'existe pas. Mort, il sombrera rapidement dans l'oubli.
le talent de Tahsin Yücel (et de sa traductrice) est de nous restituer délicieusement la truculence des villageois. Il sait admirablement pousser la farce pour nous montrer que l'absurdité d'un comportement individuel peut passer pour de la normalité quand le groupe y reconnaît une manière de flatter son chauvinisme et sa gloriole identitaire. L'écrivain se garde bien d'en tirer une leçon, rappelant que la mémoire des hommes se charge d'elle-même d'éliminer la vanité humaine.
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