En 2058, le « Réseau » est roi. Chacun peut tout savoir sur tout le monde et plus personne ne se cache derrière un pseudo dans sa vie virtuelle. Seuls quelques-uns tentent de résister, comme ces « obscuranets », sorte d’anarchistes qui luttent contre la mainmise de la « transparence », ou encore les « nonymes », moins extrémistes, qui se construisent un personnage dans la vie réelle. Camille Lavigne est de ceux-là. Dans la « vraie » vie, elle interfère sous le pseudonyme de Dyna Rogne. Elle est par ailleurs, « in virtual life » le bras droit d’Irina Loubovsky, une essayiste influente sur le Réseau.
Lors d’une soirée dans la vie réelle avec son ami Maxime, Camille est agressée par trois hommes dans un bar. Tous deux ne doivent leur salut qu’à l’intervention armée du patron qui fait fuir les assaillants. Camille n’a qu’une envie, en rester là et ne pas voir étalée aux yeux de tous cette mésaventure, mais ce serait sans compter sur le docile Maxime, trop respectueux des règles de la sacro-sainte transparence, qui de son côté va porter plainte…
L’inversion des valeurs est vertigineuse et fait froid dans le dos. Tout le monde est pucé, suivi en permanence, guidé par l’intelligence artificielle, et la vie de chacun exposée automatiquement et dans les moindres détails sur une sorte de fil Facebook universel et accessible à tous.
La mécanique se met en route : la musique se cale sur le clignement de mes yeux ; la température se régule selon les attentes de mon corps ; mon lit génère des points de compression et de décompression partout où mon dos l’exige ; l’éclairage devance les battements de mon cœur ; mon environnement se cale sur mon rythme, à moins que ce ne soit l’inverse. L’impression de s’éveiller au milieu d’une végétation luxuriante contrebalance mon mal-être. Je me lève et toutes les informations liées à mon métabolisme sont envoyées sur le Réseau afin d’être partagées, mutualisées et analysées dans l’optique d’améliorer non seulement mes réveils futurs, mais ceux de la population entière. Toutes ces données, qui virevoltent dans nos appartements, ne nous sauvent ni de l’alcool ni de nos gueules de bois, mais nous aident à mieux dormir et à endolorir nos angoisses.
Grosse densité dans la mise en place. Il faut à l’auteur définir les contours, expliquer les principes de la transparence, les nouvelles règles, les nouvelles façons de vivre entre réalité et virtualité. Tout ça prend du temps tant l’entreprise est démesurée. Benjamin Fogel fait le choix d’un récit multiple pour y arriver, alternant les personnages, les narrateurs, pour exposer sa vision d’un probable futur. Tout y est pensé, pesé, réfléchi. Trop peut-être…
Ambiance futuriste glaçante dans ce roman choral qui dresse le possible portrait de notre société gangrenée par la sainte transparence. Le travail de « reconstitution » est néanmoins impressionnant. Benjamin Fogel a exploré les moindres détails, les plus ultimes prolongements de la dérive sociétale qu’il imagine et met en scène (de nombreuses annexes viennent ainsi compléter son récit), et la société qu’il donne à voir dans un quart de siècle, si elle est réaliste, fait peur à lire.
Je ne suis pas spécialement adepte de la science-fiction, et si je reconnais toute la qualité visionnaire du roman, je lui ai trouvé une forme de « froideur » qui m’a empêché de l’apprécier totalement. Il y a comme du Blade Runner chez Benjamin Fogel, mais il m’a manqué un personnage à qui m’attacher ; à moins que ce ne soit justement voulu, comme une conséquence de cette maudite transparence qui « applatit » tout et chacun. Et ce n’est pas celui de Camille Lavigne, troublant et central dans le récit, dont on ne sait jamais s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, qui arrangera les choses, même s’il y a prouesse à tenir cette gageure tout au long du roman (j’ai eu beau traquer les accords d’adjectifs ou de participes, rien n’y a fait ; jusqu’au bout le doute a été maintenu. Et sans la révélation de l’auteur, je n’aurais même pas déjoué l’anagramme cachée dans son pseudo « in real life » : Dyna Rogne / Androgyne).
Lecture exigeante, absconse parfois, qui m’a fait penser à certains délires mystiques de Dantec. On a parfois l’impression de lire davantage un essai philosophique sur l’évolution possible des réseaux sociaux plutôt qu’un véritable roman. C’est sans doute là mon principal reproche, qui place de facto en retrait toute l’intrigue.
La Transparence selon Irina est le premier volet d’une trilogie. Pas sûr cependant que je retourne tout de suite goûter la suite, même si, tout au fond, résiste un petit diable qui m’incite et me titille pour en savoir plus tant l’intelligence du propos questionne.
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