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Par-delà le bien et l’animal

Interview : Colin Niel à propos de Entre fauves

 

Article publié le 21/09/2020 par Nicolas Hecht

 
Pourquoi tue-t-on les animaux ? Quelle valeur accorde-t-on à la vie d’un lion en France ? En Namibie ? Plutôt que d’y répondre de façon péremptoire, Colin Niel préfère poser les bonnes questions dans son dernier roman en date : Entre fauves (Rouergue Noir). Ou l’histoire d’une chasse au lion en Namibie et de ses répercussions en France quelques mois plus tard. Comme souvent dans ses livres, l’auteur utilise la forme chorale pour tenter de comprendre les motivations de ses personnages, et joue avec le temps ; on suit donc Apolline la chasseuse, Martin l’employé du parc national et défenseur de la cause animale, Charles le lion traqué, et Kondjima qui veut prouver sa bravoure à celle qu’il voudrait épouser.
 
Contrairement aux apparences, les dés sont loin d’être jetés et d’habiles retournements attendent le lecteur, qui verra les prédateurs devenir proies, et inversement. Nous avons rencontré Colin Niel dans les bureaux de son éditeur, pour discuter avec lui des motivations derrière son livre, de ce que peut la littérature, et de ces zones grises de l’âme humaine que le roman noir permet de révéler.

© Joub (pour la photo de Colin Niel) 

Contrairement à vos précédents livres il n’y a pas vraiment d’enquête dans Entre fauves, mais on reste dans le roman noir avec une histoire de chasse au lion en Afrique, et des répercussions qu’elle engendre en France. Pourquoi avoir choisi de traiter ce sujet ?

J’avais déjà écrit un roman où l’enquête n’est pas la partie centrale : Seules les bêtes. Après ma série guyanaise j’avais donc pu explorer d’autres formes de narration. Entre fauves c’est un livre que j’ai en projet depuis très longtemps, j’ai mis du temps à le faire mûrir. J’en ai eu l’idée à l’époque où commençaient à circuler sur les réseaux sociaux des photos de chasse, avec des types qui posent à côté du trophée qu’ils viennent de tuer, et qui provoquaient de vives réactions et pas mal d’insultes. Ces phénomènes m’ont toujours interpellé, autant du côté de ces photos choquantes que dans la manière dont les gens réagissaient à ça. D’une manière plus générale, j’ai travaillé sur le rapport de l’homme à son environnement et à la faune sauvage pendant 15 ans, donc ça fait partie des sujets que je voulais traiter depuis longtemps dans un livre.
 

Avant de devenir écrivain à plein temps, vous étiez ingénieur et avez travaillé à la mise en place d’espaces naturels protégés. Quelle place tient la nature dans votre vie aujourd’hui ?
 
Effectivement, j’ai travaillé pendant 15 ans dans les parcs nationaux et les politiques de préservation de la biodiversité, ça fait 6 ans que je suis écrivain à plein temps. La nature n’est pas un sujet central dans tous mes livres, ça l’est dans celui-ci, mais dans d’autres ça l’était beaucoup moins.
 
C’est un sujet qui évidemment m’interpelle, auquel je suis très sensible. Je suis très inquiet face à cette érosion de la biodiversité et à la fois convaincu que les solutions ne sont pas toujours là où on croit. En Afrique, la question qui se pose est celle de la cohabitation entre une espèce humaine qui a empiété sur des territoires occupés par de la faune, et comment continuer à faire vivre cette faune. A mon avis la solution n’est pas dans l’exclusion systématique de l’homme de ces espaces – comme c’est le cas dans certains espaces protégés, où on considère que l’homme n’a pas sa place. Pour moi c’est une vision erronée des questions de conservation de la nature, et très coloniale, comme si les Africains n’étaient pas capables de préserver la nature par eux-mêmes.
 

Qu’est-ce qui est devenu inacceptable dans ce type de chasse de loisir et sa mise en scène ? Est-ce que l’opinion publique a changé récemment là-dessus ?
 
C’est devenu inacceptable pour certaines personnes, pour d’autres ça reste acceptable. Moi je ne suis pas fondamentalement contre ce type de chasse – ça dépend où, dans quelles conditions, dans quel pays, c’est très variable. Je suis convaincu par exemple qu’en Namibie, si aujourd’hui on interdisait la chasse au trophée, ça aurait des conséquences directes et négatives sur les populations animales et sur le niveau de vie d’une partie de la population namibienne. Ca ne veut pas dire que chasser c’est bien, ni que c’est valable pour tous les pays d’Afrique…
 
Mais c’est vrai que quelque chose est monté ces dernières années, et que les chasseurs ont une part de responsabilité là-dedans. Pendant très longtemps, ils vivaient en cercle fermé, ils faisaient tout pour qu’on n’en parle pas et échangeaient des photos entre eux. Et petit à petit elles sont passées dans la sphère publique, parce que peu de choses restent cantonnées à la sphère privée aujourd’hui, grâce aux (ou à cause des) réseaux sociaux. Et ceci est arrivé en plus à une période où les mouvements sur la biodiversité, et surtout celui pour le bien-être animal, étaient en train de monter en puissance. Tout ça s’est heurté, et cette pratique qui existe depuis l’époque coloniale – et ne s’est jamais arrêtée – a pris une dimension différente.

  
Les personnages de ce livre fonctionnent un peu comme des archétypes : Charles l’animal suprême, Martin le défenseur de la cause animale (et garde de parc national désabusé), Apolline la chasseuse et Kondjima qui représente la tradition du guerrier himba de Namibie. Mais bien vite, les personnages évoluent et nos a priori aussi. Comment travaillez-vous ces personnages ? J’ai lu que vous faisiez des entretiens préparatoires…
 
Je ne sais pas si ce sont des archétypes, parce qu’au contraire j’essaie justement de débarrasser ces personnages-archétypes de départ de leurs clichés. Alors on n’y arrive pas forcément jusqu’au bout, on n’y arrive pas tout le temps… Mais en tout cas mon travail c’est celui-là, parce que les premières idées qui nous arrivent pour un personnage sont toujours très cliché. Petit à petit, on les affine, et on se décale : le chasseur est une chasseuse, son père n’est pas ce qu’on imagine forcément du chasseur, mais aussi un père qui fait beaucoup de blagues…
 
Le point de départ de la plupart des lecteurs, ça va être : les chasseurs c’est les méchants, et les écolos sont gentils. Mais malheureusement le monde n’est pas comme ça. Ce qui est intéressant dans un roman noir, c’est justement les zones grises, ces moments où le bien et le mal se mélangent, où les gentils et les méchants inversent les rôles… en tout cas c’est ce qu’on trouve souvent dans ce type de romans. Et moi ça m’intéressait de travailler sur ces moments où le chasseur peut devenir la proie, et la proie un prédateur. Ces moments où nos convictions sont mises à mal…

 

© Colin Niel


Et concernant les entretiens préparatoires ? Quelle est la part de la documentation et de l’imaginaire dans votre travail ?
 
J’ai besoin d’une base documentaire très importante pour écrire. Mes personnages ne sont pas des personnes réelles, ils sont totalement fictifs, mais pour leur construction j’ai besoin de passer par beaucoup d’entretiens. Pour ce livre c’est des entretiens dans les Pyrénées, et aussi avec des pratiquants de grande chasse en Afrique.
 
J’ai passé une journée avec une femme qui va chasser tous les ans en Afrique avec son mari et ses enfants. Pour moi cette rencontre était essentielle, pour comprendre ce qui se passe dans la tête de ces gens-là, leur culture, ce qui les anime, leur passion, ce qui les pousse à se lancer derrière un animal, et pourquoi ce besoin final de l’abattre. Elle-même se posait des questions là-dessus, et était assez loin de l’image qu’on peut se faire du chasseur – ce qui ne veut pas dire que ce qu’elle fait est bien ou mal. Mais en tout cas c’était intéressant. Mon travail de romancier c’est ça : sans juger, essayer de comprendre ce qui motive les gens, parce qu’après il faut que les personnages soient vivants dans le livre.
 
J’ai fait aussi deux semaines de voyage en Namibie, et notamment des rencontres avec des éleveurs qui ont eu des attaques de lions sur leurs troupeaux, pour essayer de comprendre ce que c’était que de cohabiter avec des prédateurs qui peuvent même potentiellement attaquer l’homme.
 
 
Dans Entre fauves on peut lire : « Cet instinct qui, des millénaires après, continue de nous hanter, jamais vraiment éteint. » Selon vous, est-ce qu’on peut en tant qu’humains échapper à notre instinct, et à nos pulsions (de mort, de meurtre, de prédation, etc.) ? Dans le livre, les personnages répondent de manières assez différentes à cette question…
 
C’est assez paradoxal, on a tous ça en nous. Et à l’inverse, aujourd’hui une bonne partie des sociétés humaines, citadines, n’ont plus aucun contact avec la mort de leurs semblables (nos rituels de deuil sont très aseptisés), ou la mort animale (on oublie parfois que quand on mange de la viande, elle provient d’un animal). Il y a un siècle, on avait tous au moins quelqu’un de la famille qui avait égorgé une poule à la campagne. Ce n’était ni bien ni mal, juste une réalité. Mais je pense qu’il y a quand même des choses qui restent et qui se réveillent, parfois.
  

Dans le livre les personnages évoluent donc beaucoup, et parfois d’une manière surprenante, car les proies peuvent aussi devenir des prédateurs, et inversement. N’avez-vous pas peur d’être taxé de « relativisme » par certains défenseurs de la cause animale, en mettant sur le même plan chasseurs et activistes pour le bien-être animal ?
 
Je ne fais pas de la politique, j’écris des romans. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler sur les ressorts émotionnels d’un chasseur, d’un militant de la cause animale, et voir jusqu’où ça peut les amener… L’idée est de comprendre les gens et leurs motivations. Et le but n’était pas de m’attirer des sympathies, ce n’est pas le rôle du roman à mon avis. Je cherche à montrer la complexité des sujets qui paraissent simples, et travailler avant tout sur l’émotion.
  

Il semblerait que la littérature soit pour vous, un mode d’appréhension de la réalité… Est-ce qu’écrire vous permet de comprendre le monde ?
 
Je pense qu’effectivement la littérature me permet de mettre du sens sur les contradictions qui nous constituent, entre des idées parfois extrêmes. Faire résonner toutes ces voix qui sont en moi. J’ai beaucoup de sujets sur lesquels j’ai du mal à me positionner, surtout à une époque où on est un peu sommés de se positionner sur tout – il faut être pour ou contre… Alors évidemment il y a des sujets sur lesquels j’ai les idées très claires, mais il y en a beaucoup d’autres pour lesquelles c’est plus compliqué.
 
C’est important d’apporter de la nuance dans les débats. Il y avait un bel article de Jean Birnbaum sur Albert Camus dans Le Monde récemment, avec cette phrase : « Dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance. » Ca, ça me parle.

 

 

Découvrez Entre fauves de Colin Niel aux éditions Rouergue Noir
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