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La littérature à l'épreuve des chiffres (et des données) 
Interview d'Alexandre Gefen et Guillemette Crozet

Article publié le 13/12/2022 par Nicolas Hecht

 

La littérature serait-elle sacrée ? N'y a-t-il que les mots pour parler des mots, et faire l'analyse ou l'exégèse d'un art décidément à part ? Alexandre Gefen, directeur de recherche au CNRS et critique littéraire, et Guillemette Crozet, datadesigner et cartographe, apportent des réponses aussi claires que pertinentes avec leur livre La Littérature. Une infographie. En brassant une multitude de sujets (des plus généraux aux plus précis) tout au long des 108 pages de ce bel ouvrage, ils prouvent s'il en était encore besoin que chiffres et données peuvent apporter un éclairage nouveau sur cet objet d'étude, en décentrant le regard. Un enjeu bien actuel pour tenter de cerner la pertinence toujours essentielle de ces œuvres de papier dans un océan culturel d'images et de sons.

 

A travers ces 6 grandes parties, les auteurs n'entendent évidemment pas faire le tour de la question, mais plutôt proposer un biais visuel pour observer autrement notre passion commune : les livres. Ou comment le datadesign (infographie) peut s'avérer une forme aussi pertinente qu'agréable à parcourir. Nous leur avons posé quelques questions pour tenter de mieux comprendre leur démarche, et la manière dont ils ont travaillé ce projet accessible au plus grand nombre - qui ferait, soit dit en passant, un très chouette cadeau de Noël pour tout passionné.

 

 

 

Comme vous le précisez dès l’introduction, « il y a quelque chose d’un peu sacrilège comme le fait cet ouvrage, à vouloir transformer l’histoire et la théorie littéraires en données, en chiffres, en graphiques, en cartes et en tableaux ». Comment est né ce projet d’infographie, et que compte-t-il apporter au grand public de différent ?

Alexandre Gefen : Je mène une double vie depuis plusieurs décennies : d’un côté je travaille avec des données et des chiffres dans le domaine des Humanités numériques, et d’un autre j’écris des livres et je donne des conférences traditionnelles sur la littérature française. Le travail que nous faisons en Humanités numériques consiste à proposer des analyses quantifiées et originales de la littérature conçue comme un phénomène culturel et social. J’ai voulu montrer en travaillant avec une infographiste Guillemette Crozet que ces méthodes numériques pouvaient être extrêmement ludiques et nous permettre de voir différemment la littérature, qu’il s’agisse de la lire de loin à travers la visualisation de grandes quantités de données ou au contraire de très près.

Guillemette Crozet : Ce livre est le 2e tome d’une collection – Homo Graphicus – qui a pour vocation de traiter des enjeux contemporains sous forme de visualisation de données. Le premier, Internet. Une infographie, semble couler de source. Que Blandine Genthon, directrice de CNRS éditions, ait eu l’idée de faire de même avec la littérature montre que ce domaine est d’une grande actualité, que nous pensons connaître et que la donnée, même qualitative, peut être représentée visuellement.

 

 



Votre livre aborde donc la littérature sous une grande variété d’aspects, des plus généraux aux plus particuliers, à travers 6 grandes parties (histoire littéraire, genres, auteurs, œuvres, imaginaire, lecteurs). Aviez-vous dès le départ une idée précise du sommaire et des sujets ? Est-ce que votre intention a évolué ?

AG : Je me suis donné un défi : montrer que toutes les approches traditionnelles de la littérature pouvaient être éclairées par des visualisations de données et des cartes. J’ai ensuite été chercher des données auprès de sources variées, certaines étaient très facilement accessibles mais méritaient des visualisations originales (les statistiques sur les prix Nobel), d’autres étaient issues de projets de recherche récents et de très haut niveau (l’analyse du personnel des romans du XIXe siècle) et méritaient d’être connues du public une fois représentées de manière pédagogique. Dans ce livre, on trouvera ainsi une très grande richesse de méthodes et de données, de l’analyse des livres de compte de Molière à l’analyse de réseaux de personnages.

GC : Le sommaire et le « fond » du livre sont le domaine d’Alexandre. Pour ma part, j’ai veillé au rythme du livre, à sa cohérence et bien sûr, à la « forme ».



De quelle manière avez-vous orchestré ce travail à quatre mains ? Le recueil de données était-il uniquement traité par vous, Alexandre Geffen, avant d’être interprétées par Guillemette Crozet, ou bien avez-vous mis en place un dialogue sur le fond et la forme tout au long du projet, en tenant compte des spécificités du datadesign ?

AG : J’apportais des sets de données et des textes de présentation à Guillemette, je lui expliquais ce que je voulais démontrer, elle me proposait des visualisations possibles dont nous discutions avec nos éditeurs à CNRS éditions. Chaque page semble simple mais elle a été l’objet d’un intense travail de débat et de visualisations. Il s’agissait notamment de doser l’originalité de la représentation et son accessibilité : nous nous devions à la fois de frapper l’imagination par un design visuel invitant à des questions et de faire passer des contenus complexes qui devenaient magiquement intelligibles. Au total, ce fut plus d’un an de travail en équipe.

GC : Merci Alexandre pour le « magiquement » intelligible. Ça me fait plaisir que tu dises cela, mais bon, ça n’a rien de magique. Je me vois parfois comme un filtre entre la donnée brute et le lecteur : il me faut comprendre pourquoi ? Pour quels enjeux ? Et cela passe par un dialogue et une confiance entre auteurs pour pouvoir créer à partir de données brutes qui « ne parlent pas » mais qui ont pourtant un message à faire passer, que seul l’auteur des données connaît. J’avais également une contrainte forte : donner envie de lire jusqu’au bout. D’où l’importance du rythme du livre tant sur la forme que le fond. Et oui, un beau travail en équipe, avec le concours de Blandine Genthon et Claire Martz de CNRS éditions.

 



Guillemette Crozet, comment avez-vous élaboré l’aspect visuel, et plus précisément les formes du datadesign ? Le recours à des cercles ou demi-cercles semble par exemple largement incontournable, mais vous faites également preuve d’inventivité pour éviter les répétitions graphiques. Est-ce que votre métier de cartographe a pu vous aider durant la conception de cet ouvrage ?

GC : En tant que graphiste de formation, connaître les règles de la cartographie est un atout fantastique : savoir placer un objet selon une latitude et une longitude, permet d’imaginer représenter la donnée géolocalisée autrement et donner du recul au lecteur : il n’est pas arrêté dans sa lecture à une forme géographique vue et revue des milliers de fois. On lui donne les clés pour « lire » la donnée géographique d’une manière nouvelle, comme Les prix Nobel, Le voyage de Xuanzang ou encore l’infographie du Livre en France.

 

Plus généralement, être datadesigner implique de créer en tenant compte des contraintes, de la donnée principalement mais pas que. « Démonter » les données pour les hiérarchiser en fonction de la problématique exprimée puis les structurer visuellement dans un espace contraint : c’est toute la gageure des arts appliqués, ici à la donnée. La forme participe au sens du message que l’on a à transmettre. Le but n’est pas de faire quelque chose de « joli » mais bien d’utiliser les outils du graphisme pour dire quelque chose. Et quand on y arrive, alors le rendu devient esthétique parce que cohérent. Comme me le disait une amie en découvrant le livre : c’est poétique et mathématique, artistique et logique. Et c’est exactement le (mon ?) but du jeu.


On imagine toute la complexité à traiter visuellement certaines données sur une double-page, à la fois nombreuses et riches : avez-vous dû laisser de côté certaines idées, trop difficiles à retranscrire en datadesign ?

AG : Le principal obstacle a été plutôt le manque de données utilisables : le nombre d’œuvres littéraires numérisées est extrêmement modestes, les expériences d’analyses très compliquées et lourdes à mener, les statistiques souvent lacunaires : nous n’avons par exemple rien qui nous permette de connaître les œuvres les plus vendues en France avant ces dernières années, et des données aussi simples que le nombre de romans parus en France ou leurs auteurs depuis le XVIIIe siècle n’existent pas… C’est dire si, par exemple, analyser l’évolution d’un thème ou d’un genre dans la longue durée de l’histoire littéraire, ou même sur quelques décennies, est un exercice difficile. Heureusement, les bibliothèques numériques s’enrichissent peu à peu et des outils nouveaux comme l’intelligence artificielle peuvent désormais nous aider à les fouiller plus vite.

GC : Je n’ai pas le souvenir que l’on ait mis de côté une donnée parce qu’il était difficile de la représenter… Mais il arrive régulièrement qu’une fois représentée, la donnée exprime autre chose que prévu. On oublie que le premier lecteur est celui qui a fait la donnée et parfois, ça peut être étonnant voire perturbant de découvrir « sa » donnée si claire, si différente si... accessible et compréhensible. Après, en effet, certaines données m’ont donné du fil à retordre quand d’autres semblaient couler de source. J’ajouterai que le format (ici la double-page 24 cm x 42 cm) peut paraître un frein, un obstacle, une contrainte bornée mais elle peut aussi rassurer et être utilisée pour mettre en valeur la donnée, comme pour l’infographie des Écrivains sur les réseaux sociaux : faire « déborder » l’information visuelle et qu’on ne la voit même pas en entier permet qu’on l’imagine et c’est encore mieux.

 



Aviez-vous des modèles de livres de datadesign ? La Littérature. Une infographie est le deuxième titre de la collection Homo Graphicus (CNRS éditions), qui fait de cette forme sa raison d’être…

AG : Deux livres en datavisualisations : Proustonomics de Nicolas Ragonneau (Le Temps qu’il fait) et l’Atlas Molière de Clara Dealberto, Jules Grandin et Christophe Schuwey (Les Arènes).

GC : Oui, un sacré paquet ! Regarder, étudier ce que font les datadesigners que j’admire me permet d’imaginer combiner des idées graphiques à telle donnée en particulier et alors naît une dataviz unique. On n’invente jamais rien, c’est bien connu.
Quelque titres : Infographics chez Promopress, Information Graphics chez Taschen ou encore Manuel de datavisualisation de J.-M. Lagnel chez Dunod.

 

Quels sont les grands changements contemporains que vous avez pu observer sur la littérature durant ce travail ? L’exercice a-t-il fait évoluer votre manière de percevoir ce sujet d’étude ?

AG : Le geste consistant à mettre un objet à distance est toujours riche : il nous permet de nous décentrer. Nous sommes aujourd’hui témoins de l’avènement d’une littérature monde et des effets de cette mondialisation sur les institutions et l’économie de l’édition comme sur nos représentations de la littérature, qui s’ouvre à d’autres univers culturels : ce livre a été l’occasion pour moi de découvrir la richesse de littératures indiennes modernes par exemple. Pour aller toujours dans ce sens, ce livre a également accompagné ma prise de conscience que l’on ne pouvait plus séparer la littérature française de sa francophonie, qui résonnent l’un de l’autre désormais.

GC : Chaque visualisation que je crée m’apprend quelque chose. C’est l’une des grandes richesses de mon métier. Avec La Littérature. Une infographie, on peut dire que j’ai été servie !




 
Une dernière question, juste par curiosité : pouvez-vous nous recommander chacun un livre qui vous a particulièrement marqué dernièrement ?

AG : Le livre qu’Emmanuelle Lambert a récemment consacré à Colette, Sidonie Gabrielle Colette (Gallimard), riche d’une extraordinaire collection de photographies.

GC : Little Big Man, de Thomas Berger.

Découvrez La Littérature. Une infographie de Alexandre Gefen et Guillemette Crozet, publié chez CNRS éditions

 

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