Monsieur Terret m'aimait bien. Il m'avait surnommé "Crayon de soleil" à cause de ma gaîté et de l'optimisme effréné qui se dégageait de mes copies. " Lili, garde-toi bien de ne rien changer même si l'optimisme tutoie souvent la naïveté, le soleil est rare de nos jours..." me confia-t-il un jour où j'avais dû me surpasser dans mes éloges humanistes.
Pour m’imaginer il faut aimer le cinéma et John Irving. Je suis un mélange de Linda Hunt dans L’année de tous les dangers et d’Owen Meany, le héros du roman Une prière pour Owen. Quand j’ai vu le film de Peter Weir, je me suis reconnu dans le personnage du cameraman nain idéaliste. Afin d’alerter le président Sukarno sur la détresse de son peuple, lors du passage du convoi présidentiel, le gnome se jette du haut d’un immeuble de Djakarta. Le prince ne s’aperçoit de rien et poursuit sa route sans se retourner. Je pleurai de colère
devant le sacrifice inutile d’une vie et restai abasourdi lorsque, au générique de fin, je lus qu’une actrice, Linda Hunt, interprétait le rôle de ce héros dérisoire. Mon étonnement me laissa plusieurs minutes soudé à mon siège. La lumière dans la salle me rendit à ma réalité : je ressemblais à un nain joué par une femme. Pour le personnage de John Irving, ce fut différent. Owen Meany est
bien plus petit que moi avec une voix très haut perchée. Sans véritable raison, il s’entraîne toute sa vie à reproduire un même geste et on découvre,
à la fin du livre, que c’est l’infinie répétition de ce mouvement qui permet à Owen d’accomplir son destin et de sauver des vies. Ce garçon fragile et
déterminé c’était moi. Pendant des années, je me suis appelé Owen et en prévision de je ne sais trop quoi - une pièce de viande qui tenterait de s’envoler,
j’étais boucher à l’époque - je m’entraînais moi aussi. Je pratique le lancer de couteaux et je me débrouille pas mal en regard des incessantes réflexions de ma mère : « Ce que tu es maladroit, on dirait un mongolien ». Voilà pour ce qui est de mon apparence.
Je regarde la policière. Elle ne manifeste aucune impatience. Je crois même qu’elle m’écoute.
- Je veux bien vous expliquer mais il faut commencer par le début et le début c’est ma vie, cela risque d’être long, c’est comme un puzzle, vous savez ce que c’est dans la police, s’il manque une pièce !
Elle regarde sa montre. Il est trop tard pour New York District, trop tard pour Gagner des millions ou rêvasser devant un reality show quelconque. Alors autant écouter ce nabot bizarre. Peut-être y aura-t-il quelques détails horribles ou croustillants.
Une amitié comportant des sujets interdits n'est plus tout à fait libre, la parole trébuche, évitant un prénom, des lieux, un souvenir. La méfiance s'insinue et la tendresse hiberne, guettant des jours meilleurs. Des jours qui tardent à revenir. (pages 168/169)