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Citation de Charybde2


Bogdanov a à peine le temps de serrer des mains, d’oublier quelques noms et de s’installer que le commissaire à l’Éducation rejoint déjà le centre de la scène, devant les deux pianos, pour la liturgie des saluts et du discours inaugural. Petit bouc et calvitie à la Lénine, corpulence stalinienne et petites lunettes à la Trotski ; plus il vieillit et plus Anatoli Vassilievitch Lounatcharski incarne, même dans son aspect, l’équilibre entre les factions. Quand il était encore d’un seul côté, ils partageaient l’encre, les pensées et les batailles, mais aussi l’aversion de Lénine. Pendant une vingtaine d’années, ils ont même été beaux-frères. Maintenant il est marié à une actrice qui fait scandale avec ses bijoux. Trop nombreux pour une femme soviétique. Sera-t-elle là, elle aussi ? L’occasion n’est pas assez mondaine.
Sur le ton de celui qui propose un toast dans un repas de famille, le bon Anatoli explique ce que tout le monde sait déjà. La section musicale du Proletkult de Moscou doit proposer un morceau pour le dixième anniversaire de la révolution. Étant donné l’importance de l’événement, il a été décidé de choisir le compositeur au moyen d’un grand concours dont cette matinée est l’étape finale.
Tandis qu’un rayon de soleil se reflète sur son crâne chauve, le commissaire rappelle les résultats de l’organisation dans le champ de la musique, du théâtre et du cinéma. C’est précisément ces jours-ci que Sergueï Eisenstein, vieille connaissance de tant de proletkultistes, est occupé par le tournage d’un long métrage sur Octobre, produit par le gouvernement avec le plus important financement jamais attribué pour un film. Loué soit donc Proletkult qui en seulement dix ans a apporté une contribution déterminante à la culture soviétique.
L’éloge sonne comme une épitaphe. Et pourtant Anatoli aussi a participé à la fondation du Proletkult, pour pousser les ouvriers à inventer un art nouveau, à dépasser l’individualisme et à semer les graines de la future collectivité humaine. Réduire tout cela à une « contribution », aussi déterminante soit-elle, à la culture soviétique, est un lot de consolation.
Même la référence à Eisenstein n’est pas vraiment flatteuse. Le metteur en scène s’est désormais éloigné du Proletkult et son exemple évoque une parabole idéale, de l’art prolétarien au cinéma de propagande. De l’autonomie créative à l’œuvre de commande du gouvernement.
Au contraire, le Proletkult est né pour rester indépendant. C’est justement Lounatcharski qui soutenait que les travailleurs devraient avoir quatre organisations distinctes : le Parti pour la politique, les syndicats pour le travail, les coopératives pour l’économie et les cercles pour la culture. C’est ce qu’il écrivait du temps du gouvernement provisoire, et puis le gouvernement, il l’a rejoint, et en l’espace de trente ans le Proletkult est devenu un des nombreux cénacles dépendant de son ministère.
Louée soit donc aussi Nadejda Kroupskaïa, assise à la droite de Bogdanov, après le fauteuil vide du commissaire. En tant que directrice du comité central pour l’éducation politique, la plus illustre veuve du pays a su diriger les si nombreux cercles culturels, évitant les jalousies et stimulant la collaboration réciproque.
De nombreuses mains applaudissent pour saluer la fin du discours ministériel et l’entrée des deux pianistes, très élégants dans leur jaquette grise.
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