« Tenace comme la sentinelle d'un futur immédiat », un conte philosophique diabolique qui confronte l'après-révolution russe de 1917 à un détour science-fictif et mémoriel indispensable.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/04/27/note-de-lecture-
proletkult-wu-ming/
Moscou, 1927.
Alexandre Bogdanov, qui fut l'un des plus redoutés militants adversaires de
Lénine au sein du mouvement bolchévique entre 1907 et 1913, philosophe et médecin, coule des jours presque tranquilles à l'approche des festivités de la célébration des dix ans de la Révolution. Largement retiré de la vie politique officielle depuis déjà longtemps, ne participant pas aux menées des différentes factions entrées en rivalité active depuis la mort de
Lénine en 1924, il se consacre essentiellement à ses recherches médicales sur la transfusion sanguine, au sein de l'institut spécialisé qu'il dirige, et à garder un oeil quelque peu distant sur le mouvement d'éducation populaire
Proletkult, dont il fut l'un des grands inspirateurs bien avant la Révolution.
Alexandre Bogdanov est aussi alors considéré comme l'un des plus grands écrivains soviétiques de science-fiction, depuis le succès de « L'Étoile rouge » en 1908 et de « L'ingénieur Menni » en 1913. Lorsqu'une jeune femme se présente à lui, prétendant être la fille d'un camarade de lutte clandestine depuis totalement perdu de vue, invoquant des circonstances semblant tout droit sorties de son propre best-seller, il croit d'abord à un bizarre canular. Alors que la réalité de cette science-fiction s'impose progressivement à lui, il doit emprunter à vive allure le chemin de la mémoire, et se voit forcé de mesurer ce qui, enraciné dans l'histoire et dans les individus, est d'ores et déjà en train de mener la Révolution prolétarienne à sa perte.
Héritiers italiens du mouvement d'agitation culturelle
Luther Blissett qui répandit ses énormes canulars politico-artistiques en Europe entre 1994 et 2000, le collectif bolognais des
Wu Ming conduit depuis son premier
roman, «
L'Oeil de Carafa » (1999), une intense guérilla littéraire à succès en remodelant les canons du
roman historique (selon une ligne directrice évolutive en partie théorisée dans leur manifeste de 2008, « New Italian Epic »).
Auteurs de huit
romans collectifs, de plusieurs recueils de nouvelles et novellas et de nombreux
romans « individuels » (publiés sous leur numéro alphabétique au sein du collectif,
Wu Ming 1,
Wu Ming 2 ou
Wu Ming 4, par exemple – les pseudonymes des membres de la librairie Charybde à sa création en 2011 constituaient un hommage non dissimulé à cette pratique), le collectif sait varier ses registres d'écriture avec une maestria étourdissante, jouant avec l'anachronisme stylistique (dans «
L'Oeil de Carafa » et dans sa suite «
Altai » de 2009, tout particulièrement), avec la réinterprétation de faits historiques avérés (dans « L'Armata dei Somnambuli » de 2014, non encore traduit en français), avec la vision des vaincus (dans «
Manituana » en 2007), ou encore avec la mise en oeuvre de personnages-points-de-vue particulièrement improbables et savoureux (tels le premier téléviseur couleur importé en Italie dans « 54 », en 2002, non traduit en français mais disponible en anglais), pour toujours parvenir à créer un profond et subtil questionnement politique, tout à fait contemporain pour sa part.
Avec «
Proletkult », publié en 2018 et traduit en français en 2022 chez Métailié par
Anne Echenoz, les auteurs ont composé une nouvelle mosaïque décisive, hantant les corridors où les révolutions se construisent, en pensée et en action, que ce soit à Helsinki, à Paris, à Londres, à Genève, à Capri ou à Bologne, comme ceux où elles s'infectent et se désagrègent. Maniant discrètement le jeu d'échecs comme
Lénine et Bogdanov eux-mêmes, soumettant les figures historiques authentiques, connues ou moins connues, au détour science-fictif précieux et diablement efficace que permettent le texte et le contexte étranges du
roman « Красная Звезда » de 1908, ils élaborent un jeu de miroirs actualisant le conte philosophique voltairien et l'effet de distance cher à un « Micromégas » en le confrontant aux racines ironiques potentielles d'un
Viktor Pelevine ou d'un
Vladimir Sorokine, déjà. Et qu'au centre du jeu se retrouve, comme le pressentait aussi le
Boris Groys de «
Staline, oeuvre d'art totale » et de « du nouveau », la question de la culture et de l'éducation populaires accroît fort naturellement la résonance contemporaine de ce texte faussement rêveur et résolument incisif.
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