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Citation de Cannetille


C’était la fin des années 1950, une époque où le monde fut plus tragi-comique que jamais, et où l’Afrique presque tout entière se trouvait gouvernée par les Européens d’une manière ou d’une autre : directement, indirectement, par l’usage de la force brute ou d’une diplomatie musclée, si tant est que ces deux termes ne soient pas trop contradictoires. Une carte britannique de l’Afrique dans ces années-là présentait quatre couleurs : un rouge tirant sur le rose pour les territoires sous la domination des Britanniques, le vert foncé pour les Français, le violet pour les Portugais et le brun pour les Belges. À ces couleurs correspondait une vision du monde, et chacune de ces nations avait ses couleurs à elle sur ses cartes à elle. C’était une manière de comprendre l’époque et, pour beaucoup de ceux qui se penchaient sur les cartes, une manière de rêver à des voyages auxquels seule l’imagination pouvait donner corps. On ne lit pas les cartes aujourd’hui de la même façon. Le monde est devenu autrement complexe, plein de peuples et de noms qui brouillent sa clarté. Dans tous les cas, rien n’est plus à présent laissé à l’imagination, car l’image est partout.
Sur les cartes britanniques, le rouge était un rappel de la bannière anglaise, il représentait la volonté de sacrifice au nom du devoir et tout le sang versé au nom de l’Empire. Même l’Afrique du Sud était alors encore en rouge rosé, dominion au même titre que le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, des lieux que les Européens avaient investis en parcourant la moitié du monde pour trouver un peu de paix et de prospérité. Le vert sombre était une plaisanterie aux dépens des Français, qui évoquait les pâturages élyséens quand l’essentiel du territoire sur lequel ils régnaient était soit désertique ou semi-désertique, soit couvert par la forêt équatoriale, autant d’étendues inutilement gagnées par les armes et un orgueil démesuré. Le violet était réservé à l’inquiète estime de soi des Portugais et à leur passion pour la monarchie, la religion et les symboles de la domination, quand durant l’essentiel des siècles de leur occupation coloniale ils avaient dévasté ces terres avec la pire brutalité, détruisant et incendiant, déplaçant des millions d’hommes et de femmes vers les plantations du Brésil pour y servir d’esclaves. Le brun, enfin, était la couleur de l’impassible et cynique efficacité des Belges, qui prirent part aux festivités plus tard mais dont le cadeau qu’ils laissèrent aux peuples sous leur joug se révéla être sans comparaison aucune avec celui des autres grandes puissances de cette époque étriquée.
Leur legs au Congo et au Rwanda laisserait encore pour longtemps souillés les rivières et les lacs. Les Espagnols aussi avaient leurs territoires, en jaune sur les cartes britanniques comme un rappel de la couleur de leur drapeau et de leur obsession de l’or à piller. Plus tard dans cette décennie, les couleurs allaient pâlir et passer au rose, au vert pâle, au mauve et au beige. Peut-être était-ce le signe d’un renoncement à l’autorité coloniale, une évolution vers l’autonomie, la situation est en main, tout passe tout lasse.
La carte des années 1950 montrait aussi les exceptions à la domination européenne. L’Égypte était indépendante et en proie à l’agitation depuis 1922, mais sans autre choix que d’accueillir sur son territoire l’armée de terre, l’aviation et la marine britanniques. Le Libéria, qui ne fut jamais officiellement une colonie, avait été créé pour devenir la terre où les esclaves africains affranchis pouvaient revenir des États-Unis d’Amérique afin d’y construire une Nouvelle Jérusalem, et quel beau travail ils avaient fait là. L’Éthiopie avait tenu bon à deux reprises face à des Italiens enclins à la pagaille. Au XIXe siècle, quand toutes les armées d’Europe qui le souhaitaient étaient autorisées à s’emparer d’un bout d’Afrique et à assassiner par milliers ses habitants, l’armée de l’empereur Ménélik battit les Italiens à Adoua. Il est clair que c’est une farce qui a conduit à cette défaite inutile, même si certaines autorités en accordent le crédit à Rimbaud, qui fut trafiquant d’armes pour le compte de l’empereur. Plus tard, les armées de Mussolini furent expulsées par les francs-tireurs, les Britanniques et les forces coloniales africaines, dont l’oncle Habib faisait partie. Puis il y avait le Soudan, une dictature militaire indépendante depuis 1952 ; et la Libye, royaume théocratique sous protection britannique depuis 1951. C’étaient des situations à part, à propos desquelles une telle carte n’avait rien à dire. Pour le reste, tout était aux mains de la mission civilisatrice, depuis Le Cap jusqu’à Tanger, en passant par toute l’Afrique de l’Est, où se sont déroulés les événements qui nous occupent ici.
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