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Citation de mimo26


Fête des Mères
14 mai

Joshua.

Je me réveille, fébrile. La pluie tambourine sur le velux au-dessus de ma tête. Telle une araignée, mes doigts glissent sur le drap à côté de moi : je suis seule, c’est vrai. Je ferme les yeux et parviens à me rendormir. Mais je me réveille à nouveau, submergée par une douleur intense et soudaine. Depuis son départ, je me lève avec la nausée tous les matins ; cette fois c’est différent. Je le comprends tout de suite.

Quelque chose ne va pas.

Me lever pour marcher fait trop mal. Je m’extrais donc du lit en rampant et me traîne par terre ; le sol est sale et poussièreux. Je trouve mon téléphone dans le salon mais je ne sais pas qui appeler. Il n’y a qu’à lui que j’ai envie de parler. J’ai besoin de lui raconter ce qui se passe et de l’entendre me répondre que ça va aller. J’ai besoin de lui dire à quel point je l’aime encore.

Mais il ne décrochera pas. Ou pire, il décrochera, et s’énervera. Il me dira qu’il ne supportera pas ça plus longtemps, me préviendra que si jamais je l’appelle encore, il…

La douleur me paralyse le dos à tel point que je ne peux plus respirer. J’attends que ça passe ; j’attends le moment de répit promis, mais il tarde à venir. Ce n’est pas comme dans les livres, rien à voir avec ce que le médecin m’a expliqué. Ils ont dit que ce serait progressif. Que je saurai quoi faire. Que je pourrai chronométrer les choses. M’asseoir sur le ballon de yoga que j’ai acheté dans un vide-grenier. Rester à la maison aussi longtemps que possible pour éviter les appareils, les médocs, tout ce qu’ils font à l’hôpital pour faire naître un bébé avant que le corps ne soit prêt.

Je ne suis pas prête. J’ai deux semaines d’avance sur le terme, et je ne suis pas prête.

Je me concentre sur le téléphone. Je ne compose pas son numéro mais celui de la doula – une femme avec des piercings prénommée Albany. Je ne l’ai vue que deux fois.

J’ai un accouchement en cours et je ne peux pas vous répondre. Si vous êtes…

Je me traîne avec mon ordinateur portable jusqu’à la salle de bain et m’assieds sur le carrelage froid, un gant de toilette humide sur la nuque. Je pose ma mince machine sur mon ventre. Mon fils est là, en dessous. Je consulte mes emails et décide d’écrire aux Mères de mai.

Je me demande si c’est normal. Mes mains tremblent pendant que je tape. J’ai mal au cœur. La douleur est terrible. Ça va trop vite.

Elles ne répondront pas. Elles sont sorties ce soir : elles mangent un truc épicé pour déclencher leur propre travail, volent quelques gorgées de bière à leurs maris. Elles savourent une dernière soirée en tête à tête. Chose que l’on ne connaîtra plus jamais, comme nous l’ont dit les mères expérimentées. Elles ne verront mon message que demain matin.

Ma boîte de réception m’alerte aussitôt de l’arrivée d’un nouveau message. Cette chère Francie. Ça commence ! écrit-elle. Chronomètre les contractions et demande à ton mari d’appuyer sur tes lombaires.

Comment ça va ? s’enquiert Nell. Vingt minutes se sont écoulées. Tu as toujours mal ?

Je me suis mise sur le côté. J’ai du mal à taper sur le clavier. Oui.

La pièce s’obscurcit, et quand la lumière revient – dix minutes plus tard, une heure plus tard, je n’en ai aucune idée – une douleur sourde irradie mon front. J’ai une bosse. Je me traîne derechef jusqu’au salon. J’entends un râle, une plainte animale, puis je m’aperçois que c’est moi qui fais ce bruit. Joshua.

Je me hisse sur le canapé et cale mon dos contre les coussins. Je tâte mon entre-jambes. Du sang.

J’enfile un imperméable par-dessus ma chemise de nuit. Et je ne sais comment, je descends l’escalier.

Pourquoi est-ce que je n’ai pas préparé mon sac ? Les Mères de mai ont pourtant toutes insisté sur ce qu’il fallait mettre dans ce sac, et le mien se trouve encore dans le placard de ma chambre, vide. Pas de musiques relaxantes sur mon iPod, pas d’eau de coco, pas d’huile essentielle de menthe contre la nausée. Pas même une copie de mon projet de naissance. Je me tiens le ventre sous la lumière diffuse d’un lampadaire jusqu’à ce que le taxi arrive et je m’engouffre sur la banquette arrière humide en m’efforçant de ne pas remarquer le regard effaré du chauffeur.

J’ai oublié la tenue que j’ai achetée pour le bébé.

À l’hôpital, quelqu’un m’envoie au sixième étage, où l’on me dit d’attendre. On va évaluer mon État. « S’il vous plaît. » Je finis par implorer la femme de l’accueil. « J’ai très froid et je me sens mal. Pourriez-vous appeler mon médecin ? »

Mais mon médecin n’est pas de garde ce soir-là. C’est une autre femme du service, je ne la connais pas. Je m’assieds, tétanisée par la peur. Un liquide à l’odeur terreuse coule sur la chaise en plastique vert, et je pense à la boue du jardin que ma mère et moi passions au peigne fin en quête de vers de terre quand j’avais six ans.

Je sors dans le couloir, déterminée à bouger, à rester debout, me remémorant son visage lorsque je lui ai annoncé la nouvelle. Il était en colère, répétait sans cesse que je l’avais piégé. Exigeait que je me débarrasse du bébé. Ça va tout foutre en l’air, a-t-il crié. Mon mariage. Ma réputation. Tu ne peux pas me faire ça.

Tu n’as pas le droit.

Je ne lui ai pas dit que j’avais déjà vu la lueur verte et tremblotante au niveau du cœur, que j’avais entendu les pulsations, telle une corde à sauter tournant à toute vitesse, dans les haut-parleurs fixés au plafond. Je ne lui ai pas dit que je n’avais jamais rien désiré autant que ce bébé.

D’une poigne ferme, quelqu’un me soulève du sol. Grace. C’est écrit sur son badge. Grace m’enlace la taille et me guide jusque dans une chambre, où elle me demande de m’allonger sur le lit. Je résiste. Je ne veux pas m’allonger. Je veux savoir si mon bébé va bien. Je veux avoir moins mal.

— Je veux la péridurale.

— Je regrette, répond Grace. C’est trop tard.

J’observe ses mains. Sa peau est rêche. Trop de savon, trop d’eau traitée à l’hôpital.

— Non, s’il vous plaît. Trop tard ?

— Pour la péridurale.

Je crois entendre des pas dans le couloir qui se précipitent vers ma chambre.
Il m’appelle, non ?

J’abandonne et m’allonge. C’est lui. C’est Joshua. Il m’appelle à travers les ténèbres. Le médecin est là. Elle me parle, et ils enroulent quelque chose autour de mon bras, enfoncent lentement une aiguille sous ma peau, dans le pli de mon coude, telle la lame d’un patin sur la glace. Ils me demandent qui m’accompagne, où se trouve mon mari. La pièce vacille autour de moi, et je sens l’odeur. Le liquide que je perds. Terre et boue. Mes os se disloquent. Je me consume. Ça ne va pas, c’est sûr.

Je sens la pression. Je sens la chaleur. Je sens mon corps, mon bébé, se morceler.

Je ferme les yeux.

Je pousse.
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