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Citation de PiertyM


«..Quand j’ai eu dix-sept ans, en effet, mon père(avocat) m’a invité à aller l’écouter. Il s’agissait d’une affaire importante, en cour d’assises, et, certainement, il avait pensé qu’il apparaîtrait sous son meilleur jour. Je crois aussi qu’il comptait sur cette cérémonie, propre à frapper les jeunes imaginations, pour me pousser à entrer dans la carrière que lui-même avait choisie. J’avais accepté, parce que cela faisait plaisir à mon père et parce que, aussi bien, j’étais curieux de le voir et de l’entendre dans un autre rôle que celui qu’il jouait parmi nous. Je ne pensais à rien de plus. Ce qui se passait dans un tribunal m’avait toujours paru aussi naturel et inévitable qu’une revue de 14 juillet ou une distribution de prix. J’en avais une idée fort abstraite et qui ne me gênait pas.

« Je n’ai pourtant gardé de cette journée qu’une seule image, celle du coupable. Je crois qu’il était coupable en effet, il importe peu de quoi. Mais ce petit homme au poil roux et pauvre, d’une trentaine d’années, paraissait si décidé à tout reconnaître, si sincèrement effrayé par ce qu’il avait fait et ce qu’on allait lui faire, qu’au bout de quelques minutes je n’eus plus d’yeux que pour lui. Il avait l’air d’un hibou effarouché par une lumière trop vive. Le nœud de sa cravate ne s’ajustait pas exactement à l’angle du col. Il se rongeait les ongles d’une seule main, la droite… Bref, je n’insiste pas, vous avez compris qu’il était vivant.

« Mais moi, je m’en apercevais brusquement, alors que, jusqu’ici, je n’avais pensé à lui qu’à travers la catégorie commode d’“inculpé”. Je ne puis dire que j’oubliais alors mon père, mais quelque chose me serrait le ventre qui m’enlevait toute autre attention que celle que je portais au prévenu. Je n’écoutais presque rien, je sentais qu’on voulait tuer cet homme vivant et un instinct formidable comme une vague me portait à ses côtés avec une sorte d’aveuglement entêté. Je ne me réveillai vraiment qu’avec le réquisitoire de mon père.

« Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents. Et je compris qu’il demandait la mort de cet homme au nom de la société et qu’il demandait même qu’on lui coupât le cou. Il disait seulement, il est vrai : “Cette tête doit tomber.” Mais, à la fin, la différence n’était pas grande. Et cela revint au même, en effet, puisqu’il obtint cette tête. Simplement, ce n’est pas lui qui fit alors le travail. Et moi qui suivis l’affaire ensuite jusqu’à sa conclusion, exclusivement, j’eus avec ce malheureux une intimité bien plus vertigineuse que ne l’eut jamais mon père. Celui-ci devait pourtant, selon la coutume, assister à ce qu’on appelait poliment les derniers moments et qu’il faut bien nommer le plus abject des assassinats.

« À partir de ce jour, je ne pus regarder l’indicateur Chaix qu’avec un dégoût abominable. À partir de ce jour, je m’intéressai avec horreur à la justice, aux condamnations à mort, aux exécutions et je constatai avec un vertige que mon père avait dû assister plusieurs fois à l’assassinat et que c’était les jours où, justement, il se levait très tôt. Oui, il remontait son réveil dans ces cas-là. Je n’osai pas en parler à ma mère, mais je l’observai mieux alors et je compris qu’il n’y avait plus rien entre eux et qu’elle menait une vie de renoncement. Cela m’aida à lui pardonner, comme je disais alors. Plus tard, je sus qu’il n’y avait rien à lui pardonner, parce qu’elle avait été pauvre toute sa vie jusqu’à son mariage et que la pauvreté lui avait appris la résignation.

« Vous attendez sans doute que je vous dise que je suis parti aussitôt. Non, je suis resté plusieurs mois, presque une année. Mais j’avais le cœur malade. Un soir, mon père demanda son réveil parce qu’il devait se lever tôt. Je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, quand il revint, j’étais parti… »
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