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Citation de Coco574


Par ce froid, comment imaginer une seconde que des gens viendraient s’offrir une place de théâtre pour la nouvelle création de la compagnie Anouck Sens ?
Anouck se disait cela en attendant le bus 47. Elle se dit aussi, maintenant qu’elle y est installée, qu’elle a de vieilles mains. Elle les contemple longtemps, avec même un peu de complaisance. Les bagues, d’Inde ou du Maroc, au moins une à chacun de ses doigts, sont devenues pour certaines trop grandes. Elles tournent sans peine autour de ses phalanges. Les veines sont à présent saillantes sans qu’aucune pression au niveau du poignet ait besoin d’être exercée. Il y a quelques taches encore claires, et la certitude d’avoir échoué partiellement.
Il y a encore quoi ? Dix ans ? Quinze ans ? Elle croyait en sa place, en la culture. Elle y avait si longtemps cru. Elle avait tant œuvré dans la médiation culturelle, les ateliers de rencontres artistiques, les festivals hors les murs, les ateliers Handi-Culture, le théâtre en appartement, en bistrot, au carré d’or des boutiques partenaires « Pass’culture », les capsules « Raconte-moi ta troupe, dis-moi ton voisin ».
Elle avait fondé sa compagnie de théâtre contemporain grâce à sa version de Médée à partir de Botho Strauss et Heiner Müller, et dont la mise en scène avait atomisé le off à Avignon. Les subventions et les aides s’étaient obtenues. Des années durant. Avec la ville, une municipalité de gauche depuis quarante-sept ans, les liens avaient parfois été tendus, mais les projets d’Anouck étaient systématiquement et tacitement reconduits. Elle devait bien sûr avaler quelques couleuvres, faire le dos rond, être politique… Ne pas hurler dans des bureaux décideurs : « Je suis plus intelligente que vous ! Vous êtes plus que débiles ! Bande de connards ! », mais opter pour le jeu de rôles du dialogue construit, sur le mode du tac au tac à idées, faire semblant de rire, après tout, de ces petits bras de fer administrativo-artistiques, singer l’artiste puérile parfois, innocente, presque trop pure, si sensible : « D’un autre côté, des gens comme vous, il en faut », « Ah, ben moi, ce que j’aime avec les artistes, c’est justement qu’ils sont entiers quelque part », « Quelle emmerdeuse, mais quel talent ! Rien que d’apprendre les textes, je sais pas comment vous faites ! » Alors elle admettait, d’un rire, d’un sourire, d’un souffle du nez minimisant, d’un coup de coude complice ; dans les cocktails, les vernissages, les premières des pièces des autres, ou des siennes, elle admettait ce masque de charmante petite enfant terrible qui faisait s’arracher les cheveux des commissions culture, mais qu’on adorait tant finalement.
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