Je n’ai même pas trente ans et je suis épuisée. Épuisée de lutter. Épuisée de faire semblant. Épuisée de vivre. Qu’a-t-il fait de moi ? Ou qu’ai-je fait de moi ? Je ne sais plus. Je n’ai le droit qu’à ça ? Ces longues discussions nocturnes où tout repose sur mes épaules, où je ne suis que la fautive, celle qui doit changer, celle qui doit trouver les solutions… Ces brimades qui m’anéantissent doucement mais sûrement.
Que se passait-il ? Où les emmenait-on ? Qu’allaient-ils leur faire ? Comment ces hommes pouvaient-ils être si cruels envers ceux qui ne demandaient qu’à vivre dans le silence et la paix ?
Mon cœur tambourine à un rythme effréné, voulant me signifier qu’il n’est ni aride ni hermétique. Il est encore en vie. Je pose ma main sur ma poitrine et ferme les yeux. Revenir parmi les vivants fait parfois plus mal que de se laisser couler lentement. Quand on est tout au fond, il n’y a qu’un seul moyen de remonter. Donner un grand coup de pied pour aller respirer de nouveau à la surface.
Il faut dire que depuis quelques mois mes pensées sont plus tournées vers le passé. Quand ce n’est pas le cas, je réquisitionne tous mes neurones à m’inquiéter pour les mois à venir. Résultat, je passe mon temps soit à regretter soit à angoisser. Épuisant. Et tellement constructif pour aller de l’avant ! Pourtant, c’est plus fort que moi, j’ai du mal à faire autrement…
Je regarde ma montre. 19 h 25. Les invités ne devraient plus tarder désormais. Maman n’a pas voulu me dire qui serait là. Je sais simplement que c’est un petit comité de gens que j’aime. Ça devrait donc être supportable, même si j’ai une petite boule d’angoisse qui commence à poindre. Je suppose que maman a plus ou moins expliqué le contexte de mon retour. Mais peut-être qu’il va falloir parler, éclaircir la situation. J’ai tout sauf envie de ça. Qui pourrait comprendre de toute façon ?
J’ai peur mais cette peur est bien différente de celle que j’ai toujours connue. Cette fois-ci, contrairement à avant, j’ai peur de l’inconnu.
Bizarrement, cela me remplit de joie, d’appréhension et d’excitation, une foultitude de sensations que je n’avais plus ressenties depuis longtemps.
À la sortie de l’aéroport, je cherche des yeux la zone des taxis. Ils sont nombreux à attendre les touristes. Je repère une bonne tête, celui qui me prendra peut-être moins pour un pigeon que les autres… Quoique…
— Oía ? j’ose avec peu de conviction.
Entre les affiches de Marilyn Monroe, Nirvana et Lenny Kravitz, je n’ai qu’à fermer les yeux pour voir de nouveau la jeune fille pleine de vie et de rêves que j’étais alors. Comment ai-je pu changer à ce point en si peu d’années ?
Je me lève et passe devant mon bureau en pin à la mode durant mes années lycée. Des livres et des dictionnaires sont entassés sur le côté, tandis que je regarde avec tendresse les magazines démodés qui n’ont jamais été jetés. Il faudra quand même que je pense à le faire un jour.
Ma vie avec maman, son amour et celui de ma famille maternelle me remplissaient suffisamment pour que je ne vive pas l’absence d’un père comme un manque.
Toutefois, en grandissant, j’ai voulu savoir d’où me venaient cette chevelure brune et ce teint naturellement hâlé. J’ai eu besoin de découvrir mes origines. Mon père connaissait-il mon existence ? M’avait-il vue ou avait-il seulement souhaité le faire ? Qui était-il ? Où vivait-il ? Lui ressemblais-je ?
Alors je me mets à taper. Taper fort avec mes petits poings ce ventre qui est devenu un nid. Je tape de désespoir. De rage. De colère. De douleur. Je tape parce qu’il ne mérite pas de connaître une mère comme moi. Je tape encore pour le protéger de tout ça. De cette atmosphère toxique dans laquelle je ne veux pas l’embarquer. Je tape de toutes mes forces en pleurant pour me punir d’y avoir cru. Je tape en priant aussi de partir avec lui. Loin. À jamais.
De lourdes larmes coulent sur ses joues, j’ai soudain honte de mon comportement. Qu’a-t-elle bien pu subir pour que cela la blesse encore tellement d’années après ?
Je suis partagée entre les sentiments de culpabilité et d’injustice. Cependant, mon amour pour ma mère, elle qui m’a élevée seule, elle qui a toujours été là pour moi, a raison de ma colère.
D’accord, j’attendrai. Un jour viendra.
Je n’ai pas de mot devant tant de splendeur. Il est tôt mais le soleil lèche déjà le village entier de ses rayons qui rendent la blancheur de chaque habitation éclatante. On dirait une montagne de crème chantilly ! Fred se serait moqué de moi si je lui avais dit ça. Je secoue la tête pour l’évacuer de ma tête et continue d’observer.