Force de la nature
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Ce tome contient une histoire complète qui peut également se considérer comme une première saison, puisqu'une deuxième est en chantier. Il regroupe les 5 épisodes de la minisérie, initialement parus par 2021, écrits par Elliott Kalan, dessinés, encrés et mis en couleurs par Andrea Mutti qui réalise également les couvertures. Le tome s'ouvre avec une page d'introduction du scénariste explicitant son intention et sa fascination pour les tueurs en série mystérieux. Il se termine avec les couvertures alternatives réalisées par Jonathan Luna, Brian Silverbax (*2), Andrea Mutti (*2), Bryce Yzaguirre, Tyler Jay Haddox, Franck Uzan, une critique de l'ouvrage fictif Bloody New Year de Gardener Bernbaum, une carte de Manhattan répertoriant les différents massacre perpétrés par le maniaque, cinq pages d'esquisses du dessinateur accompagnées d'une interview, deux pages de recherche pour le logo de la série, et une page de remerciement du scénariste annonçant la saison deux.
C'est la Saint Sylvestre de la nouvelle année 2016 à Times Square et un individu avec un masque blanc et quelques marques rouge se livre à un massacre à la machette, tuant 85 personnes et en blessant 33 autres. Les policiers ont beau tirer dessus, rien ne semble pouvoir l'arrêter. Toutes ces années plus tard, le mystère demeure entier sur l'identité de ce tueur surnommé Harry, qui a continué d'apparaître, et de tuer entre une dizaine et une vingtaine de personnes à l'occasion d'une quarantaine de massacre. En ce jour du trois avril 2020, la présentatrice télé annonce les retards dans le métro à Manhattan, ainsi que des signalements fallacieux de Harry. Il n'y a pas eu de massacre depuis deux semaines, date à laquelle il avait assassiné quatre étudiants de l'université de New York. L'inspectrice de police Gina Greene commence sa journée par un peu d'exercice sur son vélo d'appartement, pendant que l'inspectrice Zelda Pettibone se réveille tout habillée sur son lit et va se passer de l'eau sur la figure. Toutes les deux se préparent pour aller au commissariat, la première comme nouvelle responsable de l'équipe en charge du dossier Harry, la seconde placardisée au sein du même commissariat. La présentatrice annonce encore la nomination de la nouvelle cheffe de ladite équipe, ainsi que l'inauguration d'une rame de métro entièrement automatisée.
Prenant ses fonctions au commissariat, Gina Greene se rend compte que personne ne croit à sa mission, qu'elle n'est pas près de rencontrer le maire et qu'on la colle dans un bureau vétuste dépourvu de tout équipement moderne. Malgré ces déconvenues, elle ne perd pas sa motivation et punaise la photographie d'un jeune homme sur le tableau. De son côté, Pettibone s'est rendue sur les lieux d'un crime dans un immeuble désaffecté sordide. Les deux inspecteurs présents essayent de lui faire croire qu'il s'agit d'un crime commis par Harry. Elle leur fait remarquer que le mode opératoire est totalement différent et qu'ils essayent de se débarrasser de l'affaire parce qu'ils sont trop fainéants pour y consacrer du temps. L'un d'eux lui demande de leur accorder ça comme une faveur, tout en l'appelant moucharde. Elle lui colle son poing dans la figure et les deux autres interviennent pour la maîtriser. Elle reçoit un appel de Greene qui souhaite la rencontrer.
La couverture annonce la couleur : un dessin sec et un peu esquissé, avec un cadrage sensationnaliste, une mise en couleurs à l'aquarelle plus impressionniste que naturaliste, et la promesse d'au moins un massacre bien sanglant. De ce point de vue, les auteurs tiennent leur promesse. L'histoire commence avec le massacre du premier janvier 2016, avec un monceau de cadavres dans un dessin en double page, dans les pages 2 & 3. Le lecteur constate que le dessinateur s'attache plus à l'impression donnée qu'à la précision des contours, des formes ou des détails. Ça marche très bien dans cette double page : la mise en couleurs installe une ambiance blafarde qui souligne la froideur du temps, la lumière électrique, dans une atmosphère de chambre froide. Le lecteur voit les victimes à la peau déjà cadavérique, le tueur grotesque en arrière-plan avec sa lame dégoutant de sang, et les taches de sang sur les cadavres. Il n'en faut pas plus pour donner corps au massacre, sans avoir besoin de plaies béantes représentées de manière photographique, ou de gros plans gore. Tout du long, Andrea Mutti impressionne par ses limites techniques parfois en anatomie, d'autres fois dans la consistance d'un décor, et la manière élégante et efficace dont il pallie ces à-peu-près. En particulier, le fait qu'il ait pris en charge la mise en couleurs change complètement la donne et l'impression globale par rapport à ses précédents ouvrages.
L'artiste déploie une mise en couleurs qui fait penser à de l'aquarelle et qui apporte des informations visuelles à ses dessins de manière très organique et presque contre intuitive. Il ne colorie pas dans les traits, même s'il respecte les limites de contours des principales formes. Il ne cherche pas à apposer la bonne couleur à chaque élément détouré, de façon naturaliste. Il aborde plutôt la case de manière globale, appliquant parfois une tonalité majeure déclinée en nuances sur toute la case, sans faire ressortir les formes les unes par rapport aux autres. D'autres fois, il rehausse une caractéristique dans une forme, par exemple une ou deux taches de couleur sur le col du blouson de Harry pour montrer qu'il s'agit d'une fourrure. Il habille les arrière-plans, soit avec un camaïeu pour prolonger l'ambiance de la case précédente, soit en représentant les éléments structurants du décor, en couleur directe. Il représente les différents environnements avec le même degré d'imprécision que les personnages, ce qui assure une cohérence d'approche entre les deux, avec un degré de détails très variable, souvent lâche, parfois avec plus de détails.
Contre toute attente, ce mode de représentation imprécis et jouant plus sur les impressions que sur les détails fonctionne très bien pour ce récit, avec un équilibre remarquable entre ce qui est montré et ce qui est laissé à l'imagination du lecteur. Pour commencer, le lecteur est placé devant le fait accompli : un tueur qui massacre des civils en plein de New York, sans aucun motif explicite, et résistant aux balles, parce que c'est comme ça. Le lecteur comprend bien qu'il doit consentir la suspension d'incrédulité nécessaire parce qu'il n'en saura pas plus, et que ce n'est pas l'objet de l'intrigue. De temps en temps, Harry réapparaît pour accomplir sa sinistre besogne, sans que personne n'y puisse rien, et ce n'est pas faute d'essayer. Puis il fait la connaissance avec deux inspectrices : Gina Greene très motivée, Zelda Pettibone démotivée non sans raison. En cours de route, le scénariste fait le nécessaire pour expliquer leur comportement, en racontant ce qui a amené Gina à s'intéresser au tueur en série, et Zelda à baisser les bras. Bien évidemment elles font équipe, mais sans tomber dans les bras l'une de l'autre, sans sensiblerie, plus par pragmatisme. L'intérêt du récit ne réside donc pas dans leur personnalité. Dans les deux dernières pages de l'épisode 1, Harry est de retour, prêt à perpétrer un nouveau carnage, et d'ailleurs il n'attend pas. Il passe tout de suite à l'action, à nouveau sans personne capable de l'arrêter où il se trouve. Bien évidemment, Greene et Pettibone interviennent.
Dans l'introduction, le scénariste explique qu'il est fasciné par le concept d'un tueur assassinant sans raison apparente, quasiment une force de la nature provoquant une catastrophe sans rime ni raison. Il explique également qu'il s'agit d'une satire, d'une farce macabre qui n'est pas à prendre pour argent comptant. Ce n'est pas un reportage. Pourtant en cours de route, il attire l'attention du lecteur sur une cause surnaturelle qui pourrait expliquer l'existence de Harry mais à nouveau l'intérêt du récit n'est pas là. Toujours dans son introduction, il indique que Harry incarne le fait que ses victimes se retrouvent face à un individu qui ne change pas. Cela les renvoie à leur propre incapacité à changer, ou à faire quelque chose pour résoudre vraiment le problème de ce tueur en série. Le lecteur veut bien le croire puisque c'est lui l'auteur, tout en se disant que c'est bien sympa tout ça, mais que ça n'apporte pas grand-chose à ce thriller macabre. Harry accomplit donc sa terrible besogne et les deux femmes essayent de l'arrêter, ce qui se termine à la fin de l'épisode 4. Le lecteur se demande alors ce que les auteurs ont mis dans le dernier épisode. Contre toute attente, cet épilogue qui constitue 20% du récit s'avère très prenant, chaque protagoniste se conduisant en adulte dans un monde complexe, renvoyant par là même le lecteur à la question de savoir si les personnages ont changé.
En choisissant ce comics, le lecteur se dit qu'il va passer un bon moment avec une histoire simple de slasher, en espérant que les auteurs maîtrisent les conventions du genre. C'est le cas, même si c'est loin d'être gore, mais avec un bon niveau d'agressivité arbitraire. Il se dit que les dessins sont en harmonie avec le genre, un peu bon marché, pas bien peaufinés, et en même temps la narration visuelle exprime parfaitement l'ambiance et la brutalité de Harry, la mise en couleurs venant à l'appui des dessins pour un tout très réussi. L'histoire est linéaire et basique, avec trois épisodes de massacre dans une rame de métro, et en même temps Elliott Kalan parvient bien à faire de Harry une catastrophe naturelle arbitraire sur laquelle se fracassent des vies, la plupart de manière définitive, et une poignée de vies traumatisées à jamais, mais pas toutes brisées.
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