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Citation de Charybde2


Ce n’est pas un paradoxe si ce sont les fictions de l’imaginaire qui portent aujourd’hui les aspirations politiques des jeunes générations, mais au contraire une évidence : elles sont à la bonne distance pour assurer leur pertinence maximale ; elles ne peuvent être suspectées de mentir sur leur statut, elles n’affichent pas d’expertise mais leur message est clair et explicite, elles sont didactiques sans être trop visiblement moralisatrices ; surtout, leur nature même illustre ce qu’elles cherchent à démontrer : l’enchantement nécessaire, la possibilité pour chacun d' »imaginer mieux », de garder ouvert un espace pour rêver autre chose, un monde meilleur, un avenir différent. Distanciation, défamiliarisation, ces concepts conçus pour distinguer une littérature moderniste exigeante établie à la fin du XIXe siècle, sont devenus des outils et des effets moins formels que fictionnels, moins esthétiques que culturels (ou ontologiques, selon les approches) : ils désignent désormais non pas tant un approfondissement (creusant une complexité opaque) qu’un décalage (faisant percevoir clairement un propos). On peut regretter ce qui serait compris comme une perte de substance inhérente à la qualité artistique ; on peut aussi se réjouir que les œuvres de l’imagination fonctionnent encore, qu’elles tiennent leur rôle, autrement, pour de nouvelles générations et des publics plus nombreux, plus divers.
Cette revalorisation actuelle des cultures populaires et médiatiques, dominées par les genres de l’imaginaire, s’opère au nom de leurs usages et de leur utilité – les appropriations dont les œuvres font l’objet par leurs publics, leur permettant de se saisir des récits pour tenter de donner forme au futur collectif qu’ils désirent. Si on peut y voir l’instrumentalisation persistante du champ d’une part de la culture qui, délégitimée par son hétéronomie, se doit donc toujours d’être « au service » de quelque cause en dehors d’elle-même, une telle évolution lui assure une place centrale dans les débats contemporains, comme fer de lance d’un retour de l’éthique et du politique dans notre évaluation de la valeur des fictions.
Le critère de la pertinence s’impose en notre début de XXIe siècle pour justifier l’intérêt porté aux œuvres de l’art et de l’imagination. À l’évidence les jeunes chercheurs et chercheuses aujourd’hui – ceux et celles qui s’inscrivent en master, en thèse, qui organisent des séminaires ou des journées d’études – s’emparent avec avidité des questions de genre ou de canon, qui les passionnent et les connectent au monde qui les entoure. Les générations antérieures regardent en revanche avec perplexité ou méfiance des positions dont ils perçoivent la menace, jusqu’à les qualifier parfois de « censure morale » ou de « politiquement correct ». Je pense pour ma part que le monde doit changer et je suis une idéaliste ; je me réjouis de la re-politisation de la vie publique et du rôle qu’y gagnent les fictions : mais cette évolution qui peu à peu transforme les études littéraires en études culturelles fait peur à beaucoup et doit elle-même être interrogée, être considérée, dans son histoire, sa logique et ses enjeux, avec le respect et l’expertise qui s’imposent – ne serait-ce que pour ne pas être dupe des opérations de récupération que mènent en permanence les industries culturelles et les idéologues de chaque camp, en un pas-de-deux constant entre décalage et conformisme.
Entre la peur de l’aliénation par l’évasion, manipulée en sous-main par des maîtres du storytelling qui luttent pour notre temps de cerveau disponible (la nature commerciale des productions) et le fantasme d’une foule braillarde et désordonnée, tout juste capable d’oppositions violentes (l’arène politique virtuelle des publics), il importe de préserver l’enchantement nécessaire et de ne pas se livrer au seul air du temps. Ce qui fait le prix des genres de l’imaginaire, c’est en effet ce fameux espace des possibles, ce pas de côté libérateur, qui impliquent des oeuvres, qu’elles émanent de singularités créatrices ou de réflexions collectives, de maintenir et de renouveler constamment une distance, une ouverture, qui les placent toujours ailleurs que dans l’ici-et-maintenant, un peu plus loin, un peu à part. Pour que les autres mondes possibles des fictions de l’imagination demeurent des inspirations pour nos aspirations – car qui sait à quoi ressembleront nos avenirs ?
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