Anne Calas

Un monceau de neuf
extrait 3
  
  
  
  
nous habitions loin des fenêtres éclairées
sous les danses et les passes et toi
parmi les pensionnaires aux
cadences assurées puisque tu es l’une
d’elles puisqu’elles sont parmi le
premier signe jet impétueux énorme
à ta robe carmin à ta robe corail
ta floraison ta solitude refusant
supplications et masques pour
entrer dans la transe chaque jour chaque
chose épelée chaque épicentre déplié
chaque crochet dans la langue toutes
ses charges et j’attendais
les ordres n’est pas en fuite de
toi n’est pas d’amour auquel on pense
avec ferveur et pitié

Électrocutée à la pliure de la page

à toi, Esther
F
  
  
  
  
jour faste = c’est le renouveau du portrait, il paraît
– je lis ça dans le journal
le premier nu – le rendu anatomique
bête somptueuse trônant sur l’autel de
nos sciences aux ciels ouatés où tout est
modelé par la lumière – bonté divine ! et la beauté où ?

sur la photo la foule se presse vers la
main tendue offerte – l’enfant naîtra
sous les étoffes vertes – nos phanères
dans les moindres détails
de notre devenir de notre     vacuité
elle doit maintenant prendre un bain
et avancer à visage découvert


p.21

à toi, Esther
E
  
  
  
  
Antigone là-bas construit
des palais de cire
    abeilles aux abdomens
    velours buildings
seule    seau peau pelle
râteau, compas. appelle ! elle appelle

une serviette sèche au soleil – parasol
contre le radiateur
une plage crétoise serait à Miami Beach
Thèbes serait à Javon
La loge dans le grand salon

ici le fer à repasser dépose une
traînée de noir encre de seiche
collant sur les cols blancs
un idéogramme


p.20

« Quand les gens qui écrivent vous disent
qu’on écrit dans la concentration, moi
je dirai non, j’ai le sentiment d’être dans
l’extrême déconcentration, je suis moi-
même une passoire, j’ai la tête trouée. »
Marguerite Duras

à toi, Esther
A
  
  
  
  
la main de l’ange

c’est ça         –
      elle est assise là
alcôve attenante au miracle, jeune fille
au jus de marbre – fesses à la craie
seins et ventre, indécis dans
la main de l’ange annonciateur
réconciliation des contraires, sujets
anciens et formes
canoniques
inspiration de bronze dans
un univers élargi
langue charnue, organe tissé à la proue
d’une manière – ou d’une [autre] et
le monde autour
d’un féminin apaisé et joyeux


p.13/15

à toi, Esther
D
  
  
  
  
trouble infini, bonheur des fauves
et le grand amour ? – croire au pouvoir des
événements

descendre puis monter [avec] jusqu’au village
rubans    de papier    volutes
de soie    et les voiles anciennes
convoquer le vent les ours les baladins
l’image et la fresque
la mer infinie retirée au crétacé. attendre qu’
                  elle

non seulement les limites physiques mais
derrière les montagnes
les coudes, les ombres

j’aurais passé
ma vie

        à cela =    attendre


p.19

Un monceau de neuf
extrait 2
  
  
  
  
nous habitions loin des falaises des
ciels crayeux tamponnés loin de toutes les
possibilités porteuses pour
absolument et absorber et nous courions
derrière et la nuit même la cime la crête
qui vaille le déclic sauvage des
trotteuses venaient en azur de toi

en usure des toits roses – roses n’épuisant
jamais la pureté la
voix chaude, la poudre
la vaillance ni repentance
à la veille d’un hiver absolu
n’existant seulement et l’onglée
coopérative itérative du cœur
…

à toi, Esther
B
  
  
  
  
dans l’espace liquide du moi, du souple
répondant au solide
à la bienveillance d’
un espace habitable
sur le papier, le plâtre, la
cire et la couleur

un vocabulaire qui retourne
au berceau
souligne la présence de l’enfant
qui sommeille et infuse
le rêve


hall d’exposition – expérience comme
une œuvre qui l’aurait
accueillie. le monde par
un extraordinaire hasard fondu, brûlé
goguenard et déjà
réinventé trois fois


p.16/17

Un monceau de neuf
extrait 1
  
  
  
  
une intensité sidérante la ronde
d’un String Quartet de Bartok
les bras bleuis de larmes lentes
non. le siècle n’est pas mort

nous habitions là
sous les poutres peintes derrière
les volets clos sur l’aube gelée
dans une certaine raison de vivre en cercle un
besoin d’aide
soleil blême nous habitions
au centre des clartés sans que rien
de l’écho parce qu’il trouvait ça
formidable et plein de sève
…

à toi, Esther
C
  
  
  
  
je retarde l’épingle d’une
curieuse conversation
et précieusement son regard
le fil de laine, la fourmi dans la coquille
hache et vilebrequin
cognée et niveau dans le coffre
de l’auto

    le vent pousse dans ma chair

dans la mienne, oui, oui
joli grain, lapis déciré, comblé
tendre bilan, désir jaune à la marge


p.18

MON ÎLE FANTASTIQUE ET JOYEUSE…


Mon île fantastique et joyeuse tu viens noyer
Ma transparence, les raisons de toutes
Nos édifications intimes, colosses
De pierres volcaniques sous des dehors
De douce et lente euphorie
Marcher là, courir, monter en selle
Revêtir les habits de Molière je regarde
Tes boucles brunes sur la photo
Ta fossette, ingénue, prudente, innocente.
Il est parfois des cépages comme
Des espèces animales disparaissant
Dans le courant de nos archéologies
Intimes de
Nos grottes de nos
Mystères
         Il faut imaginer que nous soyons femmes-
         Oiseaux que nous soyons sommets de la falaise
         Sternes fuligineuses, archipels façonnant
         Le nombril du monde, ton galet orangé
         Magnétique, me berçant doucement