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Citation de FabtheFab


Postface
"Si un autre me ressemble, c'est donc que j'étais quelqu'un." Marcel Proust, Jean Santeuil
J'ai appris à écrire avec Pierre. Quand j'avais dix-sept ans et que je m'apprêtais à passer mon bac - c'était à Strasbourg, en 1988, au siècle dernier - j'avais un étrange passe-temps. Le soir, je remplissais des cahiers d'écolier à spirale, pour y raconter mes journées. Un journal intime, me dira-t-on, rien de plus banal, surtout pour une adolescente introvertie qui aime lire. Sauf que ce n'était pas mon journal intime.

C'était celui d'un garçon, Pierre Mouron. Sa vie n'était pas ma vie. Elle y ressemblait parfois, géographiquement, ou par instants : anecdotes de lycée, événements familiaux, problèmes de poids, rapport au corps, à la littérature, à la musique, au cinéma... à la santé mentale, aussi. Ce garçon n'était pas mon double, cependant : c'était, déjà, un personnage. Et j'étais, déjà, écrivain. Mais je ne le savais pas.

Six cahiers plus tard, j'ai cessé d'écrire ce journal fictif, j'ai écrit d'autres choses, de la poésie surtout, des débuts de roman où, parfois, Pierre venait se glisser, parce qu'il continuait à vivre dans ma tête, comme il l'a fait pendant des années. Vers l'âge de trente ans, l'idée m'est venue de reprendre ces six cahiers et d'en extraire ce qui ferait la base d'un roman. Considérant que son héros était encore adolescent, je l'ai soumis à des éditeurs de livres pour la jeunesse, qui pour la plupart, m'ont répondu que c'était épouvantablement triste et que personne n'avait envie de lire un truc pareil. Jusqu'à ce que l'un d'eux me dise oui : voilà comment Point de côté est né. Mon tout premier livre publié pour l'auteur, c'est un événement majeur, celui qui vous fait exister comme artiste aux yeux du monde. Dix-sept autres ont suivi, au fil des années, dans lesquels il est arrivé que Pierre vienne se glisser, tantôt discrètement dans le décor, tantôt dans le premier rôle. C'était facile, si facile : il suffisait de me laisser aller.

Ma part d'ombre, mon jumeau à l'envers. Écrire Pierre, c'est-à-dire le faire vivre, est naturel, il suffit de me laisser couler tout au fond, retrouver ce cœur écorché. J'ai appris à vivre avec Pierre. Je lui ai donné des goûts qui sont les miens. Je ne savais pas, avant que Point de côté paraisse, que ces goûts étaient un peu sombres, gothiques, dépressifs, dark - qualificatifs que j'ai appris à encaisser sans broncher, lorsqu'on me les a envoyés en pleine face, ou que je les croisais au détour d'un commentaire laissé sur un de mes livres dont Pierre est le héros. Je plaide l'innocence, sur ce coup-là.

Je ne savais pas, alors que j'écrivais son journal, que Pierre allait si mal. Tout ce que je voyais, c'était l'élan, la fuite vers l'amour. Pierre était une course, d'une pulsion morbide vers la vie. Pour moi il est étrange, à ce titre, de relire ces cahiers plus de trente ans plus tard, de retrouver ces fragments de ma vie déformée, de démêler mon réel de sa fiction. Je ne savais pas, moi non plus, que j'allais si mal. J'ai l'impression, un peu, de retrouver mon moi d'avant, et le plus troublant, c'est de constater qu'il est intact. Il a vieilli, mais il n'a pas tant changé. Relisant ce texte avec la distance des années supposée me donner du recul, ce qui me surprend, c'est justement l'absence de surplomb, c'est l'adhésion intacte. La grande leçon de la vie, c'est qu'on reste les mêmes, dedans. On apprend juste à vivre avec ça. Ce truc, cette blessure intérieure, peu importe à quoi elle ressemble. Cette fêlure.

Ce que je voudrais dire à mon moi de dix-sept ans, ce que je voudrais dire à Pierre, ce que voudrais dire à tous ceux qui se reconnaîtront dans Point de côté, pour quelque raison que ce soit, qu'ils soient raisonnablement dépressifs (comme dirait Pierre), hypersensibles, gays, victimes de harcèlement, en deuil, anorexiques, boulimiques - ces différents motifs n'ayant pas nécessairement de lien entre eux et ne s'excluant pas non plus mutuellement -- ce que je voudrais dire... C'est que ça va aller. Ça ne s'arrangera pas, non. Pas vraiment. Mais il y aura de beaux moments, si beaux qu'on en pleurera de joie. Il n'y aura pas de miracle, mais on va survivre à tout cela, parce qu'on est bien plus fort qu'on ne le croit, et bien moins seul qu'on ne le craint. Quelque part, il y a des gens comme nous. Et quelque part encore, des gens qui nous aiment. Oui, comme dirait Pierre, c'est con. Mais c'est vrai.

Quant aux autres, tous ceux qui ont trouvé la barque trop chargée, le roman trop triste, le personnage trop noir, "surtout pour des ados", je n'ai rien à leur dire. Foutez- nous la paix, et laissez-nous trouver un moyen sûr de survivre à la blessure. pg 187-190
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