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Citation de Cielvariable


- Prenez place, je vous prie.

Je réfléchis un instant, le divan semble tout indiqué. Je m’assieds au bord, puis je m’enfonce, le dos appuyé contre le dossier un peu raide. J’effleure le cuir marron du bout des doigts et je finis par croiser les bras.

- Détendez-vous.

Je dois avoir l’air un peu crispé. Peu importe. Je ne suis pas là pour m’attarder sur ce genre de détail. Enfin, si, un peu. Car le fait de ne pas être du tout ce qu’on a l’air d’être s’avère quand même le nœud du problème. De mon problème.

- Bien… Commençons, voulez-vous ?

J’acquiesce sagement – je sais aussi être comme ça.

- Présentez-vous.

- Eh bien, je m’appelle Tugdual Knut…

Je secoue la tête comme pour me réveiller. Est-ce que je suis réellement en train de dire ça ?

- Non, pardon, je m’appelais Tugdual Knut. Aujourd’hui, je suis Tugdual Cobb.

On n’en est qu’au stade de l’identité et j’ai le désagréable sentiment d’être déjà allé trop loin. Mon nom, celui de mon ancien moi, de l’ex-Tugdual, est évocateur de tant de choses que je voudrais oublier. Apparemment, c’est encore trop tôt.

- Oui ? m’encourage-t-on à poursuivre sans manifester le moindre trouble.

- J’ai dix-sept ans, je viens d’emménager à Serendipity avec ma... famille…

- Pourquoi hésitez-vous ?

- Ce n’est pas vraiment ma famille. En tout cas, pas au sens ordinaire du mot.

Je ne peux empêcher un petit rire de fuser.

- Le mot « ordinaire » semble vous amuser.

- C’est parce qu’il est tellement inapproprié à ce que je suis, à ce que nous sommes, ma… famille et moi.

Je n’ai pas encore beaucoup parlé, mais la tête me tourne, mon visage et mes mains fourmillent.

- En quoi n’êtes-vous pas ordinaires ?

- On n’est pas d’ici.

- Je sais, vous venez d’emménager.

- Je veux dire qu’on n’est pas tout à fait de ce monde.

Le son de ma propre voix énonçant ces mots m’étourdit. Ça peut paraître fou d’annoncer des trucs pareils, je m’en rends bien compte. Cependant, rien n’est plus vrai.

- Pas tout à fait ? répète-t-on en face de moi.

Je décroise les bras et je tapote nerveusement le cuir lisse de l’accoudoir. J’ai l’impression d’être sur un plongeoir, à plusieurs mètres de hauteur, sur le point de faire le grand saut. J’inspire à fond tout en cherchant à être le plus concis possible.

- Il existe un autre monde sur cette terre.

Que dire de plus ?

- Un autre monde ?

Ah, ce n’est pas assez. J’aurais pu m’en douter.

- Il y a ce monde que vous voyez et dans lequel vous vivez, dis-je. Et il y en a un autre, invisible, peuplé de gens semblables en apparence, mais différents...

- Et vous, à quel monde appartenez-vous ?

- Aux deux.

Une telle révélation impose inévitablement le silence. Pendant quelques dizaines de secondes, on n’entend rien d’autre que l’écho des vagues et celui d’une tondeuse à gazon, non loin. La pensée de la vie qui continue de s’écouler tout autour de moi me déstabilise. Pourtant, je devrais être habitué…

- Parlez-moi de votre famille, poursuit-on.

- Laquelle ? La vraie ou la « moins vraie » ?

- Celle que vous voulez.

Je soupire. Une question, si simple pour certains, peut faire figure de labyrinthe inextricable pour d’autres. Allez, je me lance.

- Mes parents sont morts. Mes vrais parents. C’est mon père qui a tué ma mère. Mon père adoptif, celui qui m’a élevé, est mort, lui aussi. Aujourd’hui, je vis avec Mortimer, mon demi-frère et Zoé, ma cousine, officiellement mon frère et ma sœur, pour simplifier. Vous suivez ?

- Mmm mmm. Continuez.

- Alors, dans la famille Cobb, si je demande le grand-père et la mère, j’obtiens Abakoum et Barbara. Sauf qu’ils ne sont pas mon grand-père et ma mère. Pour tout vous dire, Barbara a été la dernière femme de mon père.

- Je vois.

- Vous êtes sûr ?

Je n’ai pas pu retenir cette petite pointe d’ironie.

- Parlez-moi de votre père.

L’ironie m’abandonne, de même que l’espoir de trouver un peu de bien-être à me livrer ainsi.

- Si je vous dis qui il était et ce qu’il m’a légué en héritage, vous pourrez peut-être comprendre pourquoi je suis aussi flippé.

Me voilà freiné en plein élan, incapable d’aller au-delà. En face de moi, on attend patiemment. Malgré la moiteur ambiante, j’ai froid.

- Il a fait de moi un monstre, réussis-je à ajouter. Mais je… je ne suis pas prêt à en parler.
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