Il est étrangement passif, le petit, passif et solitaire. Au début, personne ne s’en préoccupe. À l’école, il est là, bien sûr il ne sèche pas, ne chahute pas davantage. C’eût été au moins vivre. Mais il reste fermé. Au savoir, aux questionnements, aux autres. Toujours gentiment posé là. « Je n’étais jamais intégré à un groupe. Mes récréations étaient solitaires et mes gestes lents. J’étais en contemplation devant les jeux et les joyeuses tracasseries de mes congénères. J’existais avec bienséance aux frontières des relations amicales avec les uns et les autres. » Bien élevé et hermétique.
Le gamin manque d’air. Henri court d’une activité à l’autre, Marcelle ressasse ses chagrins. Le gosse ? Il pousse tout seul, où est le problème ? Bien sûr, il y a de rarissimes moments de grâce. Un jour, Michel demande à son père de lui expliquer ce qu’est un télégramme. Henri, pour une fois disponible, décide d’emmener son rejeton à la Poste pour faire des travaux pratiques. Allez, rédige-le, ce télégramme. Michel prend un stylo et écrit : « Papa mort subitement. » Henri trouve ça follement drôle, on envoie sur-le-champ le télégramme à la maison. En l’ouvrant, Marcelle éclate de rire. Cette fugace complicité, ce petit moment d’acidité partagé à trois, Michel Piccoli s’en est souvenu en rédigeant ses Dialogues égoïstes.
Étonné, ébloui par le travail de ceux qui suivent, Piccoli l’est encore, sans jamais être dupe. « Quel acteur sublime que Depardieu ! Quel génie ! Quel inventeur ! Il a un don formidable, on est ébloui de voir le plaisir qu’il ressent à jouer. Et il ne cabotine jamais. Il est très manipulateur, sûrement, il est très roublard, très menteur, tout ce qu’on veut, mais il n’a pas de prétention. » Piccoli a alors quatre-vingt-dix ans, et Depardieu, son cadet de vingt-trois ans, est celui vers lequel son regard se tourne. Depardieu renchérit : « Piccoli ? L’expression d’une liberté totale, un talent absolu. »
Les deux hommes ont tourné plusieurs fois ensemble, avec un plaisir évident. Jacques Rouffio les rassemble dans Le Sucre et Sept Morts sur ordonnance, Francis Girod fait vivre leur amitié dans Le Trio infernal et René la Canne, Claude Sautet les fait travailler sur le mythique Vincent, François, Paul et les autres.
En 2007, lors du tournage du film de Jacques Rivette, Ne touchez pas la hache, Piccoli se retrouve aux côtés du fils de Gérard, Guillaume Depardieu. Le môme, brillant et torturé, fait parfois d’acerbes réflexions sur son père, que Piccoli défend avec chaleur. « Ton père, il n’est pas seulement ce que tu dis, il est bien mieux que ça. » Pendant quelques années, Gérard Depardieu et Michel Piccoli se perdent de vue, puis se recroisent lors d’une soirée théâtrale en 2014. Depardieu joue Lettres d’amour, avec Anouk Aimée, Piccoli est dans la salle. « On s’est embrassés comme des furieux. Il a pris mon numéro de téléphone, mais je sais qu’il ne m’appellera jamais. Je le connais, il a autre chose à faire. » Piccoli reste lucide. Ce fou de Depardieu aime follement, puis délaisse parfois avant de revenir.
Un petit roi, aimé et convoité. Plusieurs sont amoureuses de ce dandy bouclé qui porte souvent un polo blanc. L’une d’elles, Françoise Calmat, lui plaît tout particulièrement. Il lui donne une de ses photos, au dos de laquelle il écrit : « On dit peu de choses solides lorsqu’on cherche à en dire d’extraordinaires. C’est pourquoi je vous dis : je t’aime. » La déclaration date du 2 août 1941. Dans cette phrase griffonnée se lit déjà toute la méfiance de Piccoli envers l’emphase, les effets de manche et les grands mots. Encore un trait commun au fils et à sa mère.
Il n'a pas quinze ans, même si sa longue silhouette et sa carrure en imposent, et le voilà parti sur son vélo pour faire la route d'Orléans à Tulle. Ce voyage est un moment clé de la vie de Michel Piccoli. Pour la première fois, personne ne lui dicte sa conduite. "Je traversais des villes et des villages où le drame était une affaire d'adultes, vivant quant à moi les deux plus beaux jours de ma jeune vie. Une parfaite autonomie, une bicyclette, de l'argent de poche, une montre au poignet et le droit de prendre n'importe quelle direction".