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Citation de enkidu_


Sous l’Occupation, les cafés littéraires étaient tendus de lourds rideaux bleus, derrière lesquels on pressentait qu’il se tramait quelque besogne grandiose.

On connaît aujourd’hui le résultat de ces quatre années de digestion laborieuse : un beau jour, les rideaux s’écartèrent et l’on vit surgir, tout armés, M. Jean-Paul Sartre et Mme de Beauvoir, auxquels devait venir se joindre le petit mitron de l’existentialisme, M. Merleau-Ponty.

Depuis 1943, Sartre avait abandonné l’université, mais l’on s’en doutait à peine. Comme il avait accoutumé, au Havre et à Neuilly, de prolonger sa classe dans les bistros du coin, il semblait tout naturel qu’il enseignât ses disciples autour des guéridons d’une terrasse qui emprunte au voisinage de Saint-Germain-des-Prés sa solennité de sanctuaire. De professeur qu’il était, on le sacra simplement pape.

Quatre ou cinq philosophes de plein vent, c’était assez pour faire tourner les têtes fragiles en ce printemps de la renaissance. « Ils pensent... Souscrivez ! », s’exclamèrent les limonadiers, et, après Passy, la province, puis l’étranger, vinrent coller leur nez aux vitres.

Ce qu’ils aperçurent fut bien propre à les enchanter : une sorte de crapaud replet enfoui dans le tweed et une amazone myope troussaient des concepts en toute simplicité, à deux pas du croquant, comme on fabrique des gaufres. Jamais la métaphysique ne parut plus prochaine.

L’imagerie s’empara de ces silhouettes. On aima qu’elles fussent confortables. Ces gens qui tenaient des propos si incohérents dans leurs traités et si obscènes dans leurs romans, ils vous avaient une façon familière de sucrer leur thé, d’écraser leur cigarette, de descendre aux lavabos, tout à fait rassurante. Encourageante même : car enfin, peut-être bien qu’on était « existentialiste » sans le savoir. On pouvait toujours s’en bercer comme d’un vœu secret.

La jeunesse, la terrible jeunesse d’après-guerre, trouva ici une cantine à ses débordements. « Il faut choisir de vivre ou de raconter », dit Sartre. Elle choisit de vivre comme Sartre raconte, dans un monde qu’elle voulut renfermé, où l’atmosphère fut poisseuse, la transparence lourde, la présence d’autrui opaque ou visqueuse à point.

[Rivarol, 25 janvier 1951]
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