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Citation de EtienneBernardLivres


Alfred de Musset nous donna rendez-vous pour minuit et demi.
Nous nous imaginions souper à quatre et nous perdre en paradoxes littéraires ou mondains. Aussi fûmes-nous quelque peu surpris de voir arriver cinq demoiselles inattendues. Le poète nous les présenta comme des femmes du monde qu’il avait rencontrées à une réception officielle.
"- En effet, dis-je, ces dames sont fièrement décolletées."
"-Eh bien ! Dit Alfred de Musset, si vous êtes offusqué, jetez-leur le mouchoir."

Il faut dire tout de suite que ces cinq grandes dames ne venaient ni de la rue Taibout ni de la rue du Hasard – c’étaient des odalisques sans sérail fixe, des comètes éperdues, des étoiles filantes.
Elles répondaient à l’appel d’une dame espagnole – Madame de Planès qui avait beaucoup de crédit. Elle avait un salon ouvert au boulevard des Capucines, où ses jeunes amies venaient goûter au retour du Bois, quelquefois souper au retour du théâtre. Véritable agence de mariages éphémères, pas beaucoup plus immorale que toutes les agences affichées dans les journaux ; aussi ladite dame se disait-elle patentée avec garantie du gouvernement, sous prétexte que les hommes de cour venaient chez elle.
Cette fois donc, A. de Musset s’était adressé à cette agence matrimoniale, où il était bien connu et où, d’ailleurs, on ne recevait que la meilleure société.
En nous quittant, il avait passé boulevard des Capucines et il nous était revenu avec les 5 soupeuses.

Tout comme la vertu, le vice a ses degrés. Certes, ces soupeuses-là étaient mille fois plus perverties que les dîneuses de la première fête, quoiqu’elles fussent moins médaillées, mais elles appartenaient à ces femmes tombées, plus ou moins séparées de corps, qui ont passé par l’école du monde.
Toutes les cinq étaient jolies, ce qui est bien rare dans ces compagnies-là, puisque celles qui sont belles ont la faveur d’avoir des amis laides comme si l’ombre donnait plus d’éclat à la lumière.
« J’ai pris cinq femmes, dit A. de Musset, parce qu’il y en a toujours une qu’il faut mettre à la porte. »
Toutes les cinq se récrièrent à la fois : « ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! »

Le souper fut très gai et d’un admirable décousu : les femmes changeaient de place, elles n’étaient pas trop bêtes pour des femmes d’esprit. Beaucoup de phrases imprimées déjà, mais aussi beaucoup d’imprévu. Quand une pointe de vin de Champagne fait jaser les femmes, elles trouvent sans chercher. C’est le flot qui passe plus ou moins frappé de soleil.
A.de Musset jetait des mots à tort et à travers, des mots d’un effroyable scepticisme. Il développa avec beaucoup d’éloquence ce paradoxe que je reproduis à peu près :

« La femme est née perdue avec toutes les perversités des Venus et des Eves, avec toutes les férocités des bêtes fauves. Les comparer aux jeunes lionnes serait les flatter, il faut les comparer aux jeunes tigresses. L’innocence première n’est qu’une fable pour les enfants qui vont au catéchisme ; ce n’est qu’en traversant toutes les stations des crimes amoureux, qu’elles finissent par s’élever à la vertu ; le vers de V.Hugo n’est pas vrai : la femme revient à la virginité idéale sans l’avoir perdue ; elle ne s’élève qu’à force de chutes : voilà pourquoi Madeleine Pécheresse est plus simple que les plus simples. Voilà pourquoi Vénus garde la souveraineté de l’Olympe, quand Junon n’est qu’une petite bourgeoise de qualité. »

Les 5 soupeuses écoutaient A de Musset avec admiration. Quand il eut parlé pendant un quart d’heure, elles détachèrent des roses de leur corsage et improvisèrent une couronne, que la plus pervertie alla poser sur le front du poète avec un baiser sonore. Il voulut d’abord jeter cette couronne, mais il la porta gaiement, comme eût fait Horace.
« Après tout, dit-il, j’aime mieux ça qu’une couronne d’épines ou qu’une couronne impériale. »
C’était au temps où on parlait du couronnement de Napoléon III.
« Et pourtant, reprit de Musset, je voudrais bien pour 8 jours porter cette couronne-là : je me reposerais peut-être le dimanche, mais je ne laisserais pas grand-chose à faire. »

La femme qui lui avait posé la couronne lui dit : « Qu’est-ce que tu ferais pour moi ? »
Il la regarda. « toi, tu es née comédienne, je te ferai un rôle – Et moi ? Dit une autre. »
C’était la moins tombante des 5, elle prenait ça et là des airs de biche effarouchée : « Toi, je te jetterais à Saint-Lazare (quartier connu à l'époque pour une sorte de prison administrative de prostitués) pour t’apprendre à vivre – Et moi, dit la 3ème, qui jouait au bel-esprit. – Toi, je te condamnerais à trois ans de Buloz et de la rue Revue des Deux Mondes ».
Au nom de Buloz, Roger de Beauvoir partit comme une fusée. Buloz était son antipode. A tout propos, il le hachait menu comme chair à pâté.

Tout en parlant, on buvait ; on finit par parler si haut, qu’on ne s’entendit plus. Cependant, on prit plaisir à continuer cette comédie sans queue ni tête ; on oublia l’heure, on ne songea pas à s’en aller, si bien que l’aurore aux doigts de roses nous ouvrit les portes du soleil.
Je ne sais plus qui rapatria les femmes, mais il fallut rapatrier A. de Musset lui-même.

Le lendemain, dans les coulisses de la Comédie Française, il eut l’air d’avoir tout à fait oublié le souper, tant il se montra grave et digne
"vous êtes-vous bien amusé cette nuit ?" Lui demandais-je après avoir causé théâtre.
« Moi, je me suis amusé plus que vous et les autres, plus que les femmes elles-mêmes. »
« Pourquoi ? »
« Parce que je n’étais pas là »
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