Citations de Aymen Hacen (29)
C’est tout au moins ce que Cioran dit aux personnes qui désirent mettre fin à leurs jours : « Si tu veux un conseil, le voici : quand tu ne pourras plus rire, alors seulement tu devras te tuer. Mais tant que tu en es capable, attends encore. Le rire est une victoire, la vraie, la seule, sur la vie et la mort." Aussi le rire tragique est-il un rire salvateur qui soigne et guérit les maladies de l’âme.
On ne discute pas avec un candidat au martyre.
Le fanatisme est la mort de la conversation. » (Cahiers, p. 737)
Journal du Ramadan
Si Cioran a approuvé l’idée du suicide, il s’est familiarisé avec elle comme avec une virtualité dont le mérite est d’assurer la liberté comme principe de vie. Parce que, pour celui qui essaye de se supporter et de supporter la vie, « l’idée du renoncement », comme celle du suicide, se distingue fortement du renoncement ou du suicide tout court. La différence est la suivante : le suicide est un poison qui menace la vie dans l’immédiat, il est à la fois possible et imminent ; alors que l’idée du suicide est un antidote contre le suicide, car elle suppose une suspension de l’action en faveur d’une réflexion.
Il ne s'agit plus de plaire, il faut défaire l'arbitraire.
C’est justement ce que pense Cioran pour qui la « sagesse » est une pratique quotidienne qui, au lieu d’éloigner l’homme de ses préoccupations immédiates en soulevant des questions insolubles, lui permet « d’aborder la vie », parce qu’il « n’ y a finalement que deux grands problèmes : comment supporter la vie et comment se supporter soi-même. »
Loin des bancs de l’université, des chaires et des discours officiels, Cioran revendique le statut d’un « Privat Denker − un penseur privé » qui traduit ses « expériences personnelles », qui, émancipé de tout souci de continuité et de logique, se contredit, et surtout qui voudrait « faire de la philosophie dans la rue, tresser ensemble la philosophie et la vie. »
"Quiconque parmi vous aura pris connaissance de ce mois devra commencer le jeûne, est-il dit dans le saint Coran. Quant à moi, j’ai cette année décidé d’observer le ramadan pour arrêter de fumer. Vu ce qui se passe chez nous, je me demande si je vais y arriver… ", avais-je écrit le vendredi 19 juillet 2013. Depuis, je n’ai plus jamais fumé. À quoi bon, me dis-je, chaque fois que l’envie ou la tentation se font sentir. En revanche, beaucoup de choses ont évolué — en mal cela va de soi : mes inquiétudes exprimées quant à l’installation d’une nouvelle oligarchie théocratique se sont avérées fondées. Nous sommes plus que jamais dans le « cause toujours » des pseudo-démocraties, quand le « ferme ta gueule » des vraies dictatures ne se fait pas entendre à coup de balles réelles et d’assassinats. Cela, je me bats, encore et toujours, donc je suis, donc nous sommes — sûrement.”
En effet, l’étranger défie les natifs sur leur propre terrain au point de réécrire son premier livre en français, Précis de décomposition, trois ou quatre fois : " Alors je me suis dit, confie-t-il à Jean-François Duval : si Pascal a rédigé dix-sept fois ses Provinciales, moi, comme métèque, il faut quand même que je fasse un effort ".
Toutefois, c’est dans la jubilation que Cioran mène sa « pensée tragique », parce que le tragique s’avère indissociable de la joie, comme le désespoir de la gaieté.
Selon l’aveu de sa compagne Simone Boué, Cioran « n’aimait pas écrire » et, après l’échec éditorial des Syllogismes de l’amertume en 1952, il « avait plus ou moins renoncé à écrire, et il aurait même définitivement renoncé si Paulhan, directeur de la Nouvelle Revue Française, ne lui avait pas demandé des textes […] » Il s’agit d’un véritable « paradoxe » : comment celui qui écrit : « Je rêve d’un monde où l’on mourrait pour une virgule » peut-il être tenté par cette forme de suicide littéraire que représente le silence ?
L’ironie naît au moment où la subjectivité confrontée au monde prend conscience de la disjonction entre la réalité et sa représentation, entre “l’essence” et le “phénomène” (la terminologie appartient à Kierkegaard) et commence à s’interroger.
L’humour est ainsi un élément essentiel du « gai désespoir » de Cioran du moment qu’il contient maintes caractéristiques que nous reconnaissons chez l’auteur des Syllogismes de l’amertume comme ses différents états d’âme.
Cioran constate que le système, par sa structure monolithique et unidimensionnelle ne supportant ni le paradoxe ni l’absence de preuves logiques, « est toujours la voix du chef : c’est pour cela que tout système est totalitaire, alors que la pensée fragmentaire demeure libre. »
C’est le "mot", déchargé de toutes les illusions, qui met "le doute" en quête de la "vérité" et de la "sagesse" en dénudant, comme le dit Cioran dans le fragment qui clôt son dernier livre, "cet univers aberrant".
Le "Raté" serait donc aussi puissant que « Dieu » pour "décevoir". Cioran le définit en ces termes : "Et puis ce phénomène très balkanique : le raté, c’est-à-dire un type très doué qui ne se réalise pas, celui qui promet tout et ne tient pas ses promesses." Le marginal qui suscite la méfiance des gens ordinaires, parce qu’il déroge aux lois sociales, est apprécié par Cioran qui parle avec beaucoup de sympathie des "mendiants", des "prostituées" et de tous les autres rebuts du genre humains. Les "tarés", l’anagramme de "ratés", sont assimilés par "le penseur subjectif" à des prophètes des temps modernes, non seulement parce qu’ils ne font pas partie du mouvement de la société et du "Progrès" qui l’anime, mais surtout à cause de leur dénuement qui prédit la catastrophe à venir : " Les tarés… Il me semble que leur aventure, mieux que n’importe quelle autre, jette une lumière sur l’avenir, qu’eux seuls permettent de l’entrevoir et de la déchiffrer, et que, faire abstraction de leurs exploits, c’est se rendre à jamais impropre à décrire les jours qui s’annoncent."
La conception tragique de Cioran s’inscrit dans la lignée de Nietzsche : « C’est en ce sens que j’ai le droit de me considérer moi-même comme le premier philosophe tragique, c’est-à-dire l’antithèse d’un philosophe pessimiste. » De même, Clément Rosset qui, dès ses premières réflexions sur le tragique, affirme : « le paradoxe de la joie […] est de faire face à la tragédie ».
Le scepticisme de Cioran est devenu proverbial au point que Michel Deguy va jusqu’à dire, non sans un certain dogmatisme, que « le bonheur d’écrire habite le malheur d’être cette “infortune d’être soi” que formule Des Forêts dans un tour plus cioranien que coranique. » Quoi qu’il en soit, le scepticisme de Cioran fait écho à ses sentiments les plus intimes et à ses fureurs les plus intenses. Mais, son refus du système, s’il obéit aux mêmes lois qui concernent le doute, est mâtiné d’une lucidité aiguë qui lui donne des accents différents.
Archipels
Entre nous l’isthme se prolonge. La parole qui fut jadis s’est tue.
Quelques broussailles te couvrent le visage Quelques toiles te masquent la face
Entre nous se prolonge le strident silence et la parole qui fut se ramollit,
La roche écarlate se dissout taillée par le vent, la pluie et les vagues
Alors, l’effluve se faufile entre le fruit et sa chair. L’isthme se prolonge jusqu’à l’affliction.
Je guette le sens dans l’aurore,
Entre les rivages éloignés, l’azur accueille les vivants
L’atmosphère inondée se charge de toutes les voix Alors naît la parole.
Le silence n’a pas de place dans l’isthme de mes jours
Lentement, ma mémoire croît, bâtie de paroles, de talismans aux sons aigus
Des cris des oiseaux d’outre-mer. Je guette le sens dans l’aurore.
(in Dans le creux de main, Paris, L’Harmattan, coll. « Poètes des Cinq continents », 2003, p. 13.)
Celui qui affirme sa liberté de pensée et son sens critique par la pratique des formes brèves : "Le fragment est mon mode naturel d’expression, d’être. Je suis né pour le fragment. Le système est mon esclavage, ma mort spirituelle. Le système est tyrannie, asphyxie, impasse."
"La transition continue et la révolution, quant à elle, je l’ai vécue avec le marteau et la plume. Cela continue d’ailleurs parce que je vous avoue que les dangers que nous courons aujourd’hui sont de loin plus concrets. Aujourd’hui, on risque de se faire assassiner dans la rue. Aujourd’hui, on risque d’être victime d’un attentat terroriste. Aujourd’hui, la théocratie peut prendre le dessus sur la République, etc. Les menaces sont réelles et tout demeure flou, parce que tout est possible. Il y a deux semaines, un grand Professeur de l’ENS de Tunis m’a dit pour me taquiner que c’était de ma faute, moi qui voulais, qui rêvais d’elle, la révolution, parce que trois élèves ont entamé une grève de la faim à cause des résultats. Je vous épargne les détails, mais pour certains, une révolution est une sorte de suite d’événements anarchistes, absurdes ou je ne sais quoi d’autre."
Extrait d'un entretien conduit par Hanen Allouche, publié en juillet 2014 sur le site La Plume francophone : http://laplumefrancophonee.wordpress.com/2014/07/13/entretien-avec-aymen-hacen/