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Citation de lanard


lanard
11 décembre 2010
p. 137 Une lecture de Bouvard et Pécuchet
Gustave Flaubert, observateur impitoyable de la culture et de la société de son époque, porte cependant un autre regard sur ce genre d'évidence dans les années 1860-70, quand il écrit son célèbre "roman de la bêtise". Publié à titre posthume, ce roman met en scène deux personnages, Bouvard et Pécuchet, qui se retirent en province pour cultiver leur amour des sciences. Du jardinage à la chimie, de la médecine aux fossiles, ils passent ensuite à la littérature, à l'histoire et enfin à la philosophie. Voyageant dans l'encyclopédie, ils s'enthousiasment à chaque station mais perdent vite courage et passent à autre chose. Ils touchent à tout sans rien approfondir. Serait-ce l'essence de la bêtise?
Par leur formidable appétit de connaissance, leurs déboires et déceptions, ces deux amateurs de science en disent long sur la mutation du statut de l'amateur de science. Bouvard et Pécuchet est comme la version dix-neuvième siècle du bourgeois gentilhomme. Ces amateurs de science se rendent ridicules parce qu'ils miment un mode de sociabilité scientifique aristocratique qui n'est pas le leur, qui n'est plus de leur époque. Hors-classe, puisqu'ils sont d'origine modeste ; hors-lieu puisqu'une petite ville de la province normande ne saurait imiter la vie parisienne ; hors-siècle puisque ces pratiques d'amateurs de science caractéristiques du siècle des Lumières sont devenues obsolètes au XIXe siècle.
Le voyage encyclopédique ne pouvait se conclure, s'arrêter que par la disparition des personnages ou l'usure de leur auteur. C'est Flaubert qui a lâché et laissé son roman inachevé. On sait toutefois, par ses brouillons, que l'une des fins envisagées consistait à présenter Bouvard et Pécuchet recopiant tout simplement des encyclopédies et livres de science. Après avoir fait le tour du savoir, les amateurs se font copistes. Quel peut être le sens de ce comportements? Que saisit-il et que dit-il du sort de l'amateur de science?
Ce que Flaubert perçoit avec un mélange d'ironie et de tendresse nostalgique, c'est une contradiction interne à la vulgarisation. En entretenant l'image d'une science aimable, source de promesses et de merveilleux, elle aiguise la curiosité, l'appétit de science. Mais à celui qui aime la science, elle ne permet pas de mener des investigations. Il ne lui reste plus qu'à satisfaire sa curiosité en achetant des livres, les centaines de livres de vulgarisation qu'on trouve chez les libraires, qui lui font miroiter un univers glorieux de recherches sans jamais lui permettre de passer à la pratique ni à la critique. L'amateur n'est plus qu'un consommateur de marchandises ou de spectacles.

Page 141
Retournons à Bouvard et Pécuchet, car une autre lecture du roman est possible. Bouvard et Pécuchet abordent les sciences dans un esprit pratique, utilitaire, intéressé, pour jardiner, pour faire une crème, un médicament… Leur préoccupation est utilitaire, l'esprit de lucre les anime, et leur barre l'accès à la connaissance scientifique. Ils veulent moins connaître que s'emparer du savoir comme on fait main basse sur un trésor. De plus, ils exigent des réponses immédiates, des certitudes substantielles. N'est-ce pas cette attitude de bon sens naïf, dogmatique, qui leur interdit de comprendre le relativisme des notions scientifiques? Ils font preuve d'avarice, puisqu'ils refusent de dépenser de l'argent en instruments. Ils refusent la médiation des techniques expérimentales, les détours de l'abstraction. Ils ne s'acharnent jamais à comprendre, se montrent paresseux et superficiels.
Bref, le roman de Flaubert peut être perçu comme une mise en scène des obstacles épistémologiques décrits par Bachelard dans La Formation de l'esprit scientifique : le pragmatisme utilitaire, l'immédiateté, le refus du travail et l'avarice… La "bêtise" de Bouvard et Pécuchet consisterait à jouer au scientifique avec un esprit pré-scientifique, à mimer la connaissance sans passer par le long processus de formation, jalonné d'obstacles à surmonter, pour acquérir l'esprit scientifique. Dès lors, la signification générale du roman serait celle qu'indique le sous-titre envisagé : "Du défaut de méthode dans les sciences". Ce serait une illustration romancée de la phrases de Comte : "le public a plus besoin de méthode que de doctrine, d'éducation que d'instruction". Il n'y a pas d'activité scientifique possible sans formation aux méthodes de la science, sans la longue course d'obstacles, de renoncements, de "non" au sens commun. La vulgarisation qui ne passe pas par toutes ces médiations semble illusoire, condamnée.
Telle est la lecture que Gaston Bachelard aurait pu faire du roman de Flaubert. Par le fait même qu'elle est anachronique, cette interprétation met en relief le changement de statut de l'opinion au XXe siècle. Tandis que l'essor de la diffusion scientifique de masse semble se poursuivre en toute continuité, avec les mêmes finalités qu'au XIXe siècle et les même procédés, simplement renouvelés et relayés par de nouveaux médias, en réalité, le sens de l'entreprise se trouve profondément transformé.
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