VUKOVAR
Pour Jean-Claude Renard
En sentinelle avec tes griefs, tes chevaux endormis,
Ton corps maigre sous la tenue réglementaire,
La plaine à tes yeux devient indicible ;
Un monstrueux terrain de chasse obscur, inopportun ;
Pauvre exilé ayant perdu ses légendes et l'espoir de fuir
Ce paysage de lacs et de pièges ;
Tu n'es plus
Qu'un pantin revêtu des couleurs militaires, avec le
casque
Et le fusil, qui demeure selon l'humeur du temps
Aussi droit que possible, cherchant dans l'obscurité
Celui qui viendra te trancher la gorge, jeune homme
Comme toi mais plus vif et couvert de boue.
Avant la mort tu songes aux femmes qui pleureront,
Qui oublieront après cinq semaines sacrificielles
Le nom de ton père qui mourut sous la neige
Monténégrine, et le tien ; tu porteras
Un grand nombre de coups pour défendre Vukovar
Avant de rejoindre cet exil où abondent les merveilles.
Mais nulle jeune fille pour répondre au chant de la fauvette.
VERS UNE FEMME
J'avance dans un couloir orné d'ecchymoses, mais j'avance ;
Peut-être vas-tu te lever et me tendre les bras
Avec les paroles grises et confuses
De l'ombre ouverte aux quatre vents et l'innocence
Douloureuse en me voyant si pâle.
As-tu rangé dans l'infini ta robe des jours de fête
Avec ce masque de tendresse que tu portais naguère
Laissant tes mains atteindre le plus absolu vertige
Pour une apothéose inscrite sur la pierre ?
Que tu sois l'aube en plein soleil je sais
Quand va se déchirer l'horizon, si l'herbe est éternelle.
Je distingue une trace, découverte sur tes lèvres
Lumineuses puisque s'achève la saison d'hiver et que tu viens
Avec cet astre gravé sur ton corsage et le diable
Chargé d'un contingent d'encre subtile ou de venin multicolore.
UNE LEÇON DE MODESTIE
Aussi noir que le feu tu distingues un caprice du temps.
Un paysage résumé par l'éclaircie éphémère
D'un pianiste qui pourrait se nommer Tatum, Monk
ou Peterson
Mais que reste-t-il de l'équilibre musical si tu voyages
Dans la nécessité de vivre sur les rigueurs d'un homme
Endolori par quatre nuits de veille, si tu prétends dévorer
L'orchestre de Duke Ellington avec la naïve ambition
De parvenir à maîtriser les cuivres ?
Laisse-toi envahir par les attachements de ce couple
amoureux ;
Solitaire, capable d'enfouir les scories du langage
Sous ces ronces où les abeilles thésaurisent leur butin.
Laisse venir ton sang dans l'herbe, comme une enfant
Avide de scandaliser l'interminable liturgie
Si les lignes de son corps
(Son absolue transparence, ses manières éblouissantes)
Guident le chorus de trois hommes dont les mains ne
tremblent pas
Lorsque la mort s'installe, improvise dans son style
indéchiffrable.